Private equity : comment le modèle s’était déréglé avant la crise
Article publié le 04/04/2016
Parce qu’il n’y a jamais rien de nouveau sous le soleil, je ressors une tribune que j’avais fait paraître dans Les Echos, n° 19820 du 21 décembre 2006 au titre évocateur : « Private equity : attention, le modèle se dérègle ! ». Le modèle du private equity est fragile et les périodes de boom des marchés financiers peuvent clairement le dérégler. Voici l’article.
La vitalité du private equity est une très bonne nouvelle pour nos économies, et son succès vient avant tout de son efficacité dans la gestion des entreprises. C’est vrai, mais attention !
On connaît les trois ingrédients gagnants dans la formule : d’abord, des actionnaires « activistes » qui interviennent dans la définition de la stratégie et qui surveillent le management dans la durée, souvent mieux que ne le font les actionnaires de certains groupes cotés ou que ne le font certains groupes vis-à-vis de leurs filiales. Ensuite, des banquiers qui participent à la surveillance, en raison du fort effet de levier et de l’efficacité des contrats de prêt. A l’actionnaire activiste s’ajoute alors un prêteur activiste. Dernière raison, peut-être la plus importante, un management fortement motivé, et prioritairement dans le sens des intérêts de l’actionnaire. Au fond, le private equity marche parce que, dans beaucoup de cas, il injecte les bonnes doses de sélection, de surveillance et d’incitation. Que les Etats-Unis disposent de l’industrie de private equity la plus développée au monde n’est pas étranger au dynamisme de leur économie.
Hélas, les formules gagnantes ont du mal à rester stables. La ruée actuelle des investisseurs sur le private equity dérègle les choses. Côté actionnaires, on voit de plus en plus des LBO avec syndication des fonds propres et trois ou quatre fonds au capital. Il y a fort à parier, malgré la présence d’un chef de file, que l’implication de chacun d’eux est moindre et que la tentation de cavalier seul l’emporte. La ronde des LBO secondaires raccourcit les durées d’investissement et donc les implications à long terme. Ne revient-on pas à des modes de gouvernance propres aux sociétés à capital ouvert, mais sans tous les garde-fous qui se sont mis en place depuis quelques années sous la pression des investisseurs ?
Côté dette, le LBO a eu l’immense avantage de pousser les banques à réinvestir le champ de l’analyse crédit, qu’elles avaient négligé avec la montée de la finance de marché. Voilà qu’elles s’en détournent à nouveau. Un des derniers LBO de la place a vu la banque chef de file garder au final moins de 10 % de la dette initiale, le reste allant à divers investisseurs. Quelle implication attendre d’une banque qui reste si peu intéressée sur ses fonds propres, et qui dans le cas précis gagne avec les commissions de montage et de placement davantage que le montant de risque sur sa mise résiduelle ?
Enfin, et surtout, l’emballement du marché met désormais les managers dans une position de force qu’ils n’ont jamais eue dans le passé. Lors d’une enchère, il devient souvent plus important de mettre de son côté le management que de faire la meilleure offre pour l’actionnaire. Les « packages » insolents se multiplient. Un LBO très récent offre ainsi 50 % du gain au-dessus d’une performance de 20 % de TRI, niveau atteint sans même que le plan d’affaires soit réalisé. Le tout largement défiscalisé, merci au PEA ! Soyons francs : mis en situation de monopole, les managers _ dont beaucoup n’ont le plus souvent, par rapport à d’autres cadres dirigeants d’entreprise, rien de plus que d’être là au bon moment _ deviennent cupides. Ce n’est pas un jugement moral, mais le signe que la concurrence de marché ne joue plus son rôle égalisateur. Il y a en plus déstabilisation des équipes de salariés, s’ils sont arrivés après coup ou si leur rang hiérarchique est trop modeste pour qu’ils s’invitent au banquet.
Rappelons-nous. Le mouvement des LBO s’est justifié à son origine, dans les années 1980, par le fait qu’il fallait combattre le « retranchement » des managers et le manque de poids des actionnaires. Retour au principe de la valeur actionnariale, disait-on. Avec ironie, on observe que le manager reprend le manche et que les vieux défauts réapparaissent. « You never know what is enough unless you know what is more than enough », a dit William Blake. On dirait que les acteurs du LBO s’amusent à tester ce « more than enough ».
Face à ces excès, les recommandations sont difficiles à formuler, tant les responsabilités sont diluées. Le régulateur, qui brûle d’intervenir, ne le ferait que de façon maladroite, en ratant sa cible. Une ou deux bonnes faillites seraient probablement le meilleur des pédagogues, mais avec un effet d’image désastreux. Il faut une responsabilisation accrue, qui comme souvent se fera sous la pression d’investisseurs plus exigeants. L’exigence accrue doit porter pas tant sur le prix et le TRI prospectif que sur les conditions par lesquelles s’exercent sélection, surveillance et incitations. Avec des requêtes plus fermes sur des points clefs, tels la rémunération des dirigeants, l’intéressement à l’ensemble du personnel, les conditions des mandats donnés aux banques d’investissement, la gestion de conflits d’intérêt au moment des cessions, les durées d’investissement… Une part de cette information pourrait être publique ou, s’il faut préserver le caractère confidentiel des transactions, être diffusée via des notations externes des fonds…
Clairement, un ou deux réglages de plus sont nécessaires au modèle. William Blake a aussi dit : « La route de l’excès mène au palais de la sagesse. »