SITUATIONS

Le blog de François Meunier

retour

Aux origines de la banque universelle, ou Pereire contre Rothschild

Article publié le 04/04/2016

Le débat sur le démantèlement des banques universelles s’apaise quelque peu. Il y a eu probablement surréaction chez les régulateurs, affolés à juste raison par le choc de 2008. Cette moindre pression est propice à poser le sujet comme il doit l’être : au fond, quelle est la bonne stratégie industrielle pour les banques ? Faut-il une organisation de type holding industriel mettant sous un même toit la banque centrale et la banque d’investissement, ce qu’on appelle la banque universelle ? Ou bien faut-il séparation ? Il est utile de faire un retour en arrière, en posant la question du comment et du pourquoi sont apparues, historiquement, les banques universelles. Rien de mieux pour cela que se plonger dans le très célèbre article de l’historien russo-américain Alexander Gerschenkron (1962) « Economic Backwardness in Historical Perspective », disponible ICI.

Pour démarrer par le démarrage, il faut rappeler que la révolution industrielle au Royaume-Uni s’est immédiatement appuyée sur des marchés financiers déjà relativement développés, la City de Londres ayant une assez longue tradition de négoce, notamment en matière de titres d’État (à l’origine grâce au choix d’un financement obligataire des guerres napoléoniennes), d’assurance et de financement du commerce international. Il y avait bien-sûr des banques au Royaume-Uni, mais dont le rôle était davantage le dépôt et le crédit à court terme. Elles coexistaient séparément des brokers qui faisaient l’intermédiaire entre les entreprises nécessitant des capitaux longs (des fonds propres surtout, mais aussi des emprunts). Rien de tel à ce niveau dans les pays qui ont connu leur démarrage industriel une ou deux générations après, cas de la France, puis de l’Allemagne. En France et surtout en Allemagne, le marché financier était embryonnaire.

Le vrai décollage industriel français s’est produit sous le Second Empire, vers la fin de la 1ère révolution industrielle, quand le pays s’équipait en voies ferrées, sidérurgie, chantiers navals, etc. Les historiens économiques soulignent le rôle absolument décisif à cette période des frères Pereire. Isaac et Emile Pereire, en bâtissant le Crédit mobilier (1952), rompaient avec toute une tradition bancaire qui essayait, à la suite par exemple des Rothschild, d’en rester à un rôle d’intermédiation, dans des marchés financiers à peine naissants, ce qu’on appelait la « haute banque ». Le Crédit mobilier venait lui pour financer à long terme des gros projets industriels, en crédit ou en fonds propres.

La faillite du Crédit mobilier (1867) peut largement être attribuée à l’opposition farouche de l’establishment bancaire de l’époque, conduite par les Rothschild. Mais une seconde raison de l’échec tenait à son modèle d’affaires, assez fragile : il détenait des participations dans des grandes entreprises, ce qui rendait son bilan particulièrement sensible aux variations de la bourse et de la conjoncture économique, avec par conséquent un risque de solvabilité et surtout de liquidité très important. Les opposants des frères Pereire ont eu, suite à leur victoire, la sagesse de ne pas jeter à la poubelle le modèle de banque destinée à véhiculer de l’épargne long terme vers les entreprises. Ils l’ont simplement amendé, en l’adossant avec une activité traditionnelle de banque de dépôts et en le restreignant à des investissements en prêts et non en fonds propres, le modèle étant pour la France la Société Générale, dont on fête cette année les 150 ans ou le Crédit Lyonnais, créé en 1862. Naissait ainsi le prototype de la banque universelle, sans que disparaissent complètement le modèle économique du Crédit mobilier, on va y revenir.

Mais c’est en Allemagne que la véritable épure de banque universelle est apparue, et à une échelle beaucoup plus grande. Car là-bas, ce sont directement les banques commerciales qui ont pris l’initiative de lancer les grands projets industriels de la fin du 19ème siècle, au moment où l’Allemagne bismarkienne devenait la grande puissance industrielle de l’Europe. Ainsi, la Deutsche Bank est née à Berlin en 1870, la Commerbank à Hambourg la même année et la Dresdner Bank à Dresde en 1872. Et quand ces projets devenaient des entreprises, elles en gardaient le contrôle, souvent en association avec les familles des entrepreneurs. Elles devenaient la « Haus Bank » de l’entreprise.

L’Allemagne était, un peu comme aujourd’hui la Chine ou il y a une génération la Corée, dans une stratégie de rattrapage industrielle. Les ingrédients d’une telle stratégie consistaient à viser l’industrie lourde, notamment sidérurgie ou chemins de fer, à la technologie relativement simple, mais en profitant de l’avantage du second partant, à savoir faire la même chose, mais en plus grand, avec des effets d’échelle leur assurant l’avantage concurrentiel.

Il fallait donc lever des capitaux importants pour de tels projets. L’idée de la banque universelle allemande consistait à utiliser les dépôts bancaires pour financer les crédits, tout en réduisant le risque de liquidité sachant la stabilité des dépôts. Ainsi, la banque se cahrgeait de faire l’indispensable transformation entre le placement financier à court terme et l’investissement à long terme.

De façon intéressante, ce sont ces banques qui ont donné cette configuration si particulière à l’industrie allemande de l’époque et d’après. Dès lors qu’une banque universelle contrôlait un ensemble d’entreprises, elles préféraient éviter les situations de concurrence interne et donc poussait à la concentration. Bien avant les États-Unis, les premiers conglomérats industriels sont apparus en Allemagne. Ainsi la Deutsche Bank a présidé au développement du groupe Siemens. Une autre spécificité allemandecontribuait à forger ce trait si spécifique au capitalisme outre-Rhin : la banque prenait des participations en capital, et non seulement sous forme de prêts, ceci d’ailleurs en raison du caractère très arriéré des marchés boursiers allemands.  Pour simplifier, elle cumulait ainsi le modèle du Crédit Mobilier des frères Pereire, mais avec un adossement sur une activité de dépôts, alors par exemple qu’une Société Générale en restait à des opérations de prêts. (C’est l’occasion de balayer une idée reçue, celle qui veut qu’on ne peut financer des projets start-up qu’avec des fonds propres et non de la dette. Pour exemple, Joseph Szydlowski, un ingénieur polonais de génie chassé par les nazis. Il arrive à Paris en 1938 sans argent. Aidé par un responsable d’agence bancaire de la Société Générale, il fonde Turboméca. Belle époque que celle où un patron d’agence avait la latitude de prendre du risque de crédit !)

Le modèle Crédit Mobilier a poursuivi sa route en France, qui a conservé longtemps un modèle financier mixte et au vrai un peu bâtard : des banques dites « d’affaires » sont nées, Paribas et Indosuez, qui fonctionnaient elles aussi sans véritable adossement sur des métiers de banque commerciale ont aidé le financement de l’industrie ; elles n’avait que secondairement une activité de courtage et d’intermédiaire pour le financement, ce qu’on a appelé par la suite sur le modèle américain des « banques d’investissement ». Quand il a fallu à la Libération aider au financement de la reconstruction du pays, elles ont joué leur rôle, ainsi que des établissements spécialisés dans le crédit à long terme, tel le Crédit National. L’ouverture des marchés financiers dans la décennie 80 les a fait disparaître : leur fonction de financement n’était plus aussi importante ; le renforcement des législations de protection des actionnaires minoritaires les empêchaient de combiner des prises de participation très minoritaires avec un véritable contrôle sur le conseil d’administration (l’effet de levier de fonds propres était moindre). Enfin, elles avaient un retard technologique sur les courtiers britanniques ou sur les investment banks américaines en matière de négoce et intermédiation sur les marchés financiers. Elles ont finalement été rachetées par des grandes banques commerciales (BNP et Crédit Agricole), à la recherche, un peu illusoire, d’une montée en régime plus rapide dans la banque d’investissement. En Europe, seul survit sur ce schéma stratégique Mediobanca en Italie.

Pour revenir au premier modèle de banque universelle, dont le parangon est la grande banque allemande, le choc de la libéralisation des marchés financiers au cours de la décennie 80 lui a été fatal : les grandes entreprises accédaient directement aux marchés de capitaux, se dégageaient de la tutelle de la Haus Bank. L’important n’était plus d’être capable d’investir sur son bilan, mais de développer le métier d’intermédiaire, de trading ou brokerage, c’est-à-dire la banque d’investissement moderne, métier où des acteurs importants intervenaient déjà de façon spécialisée, les investment banks américaines, sur le modèle de Goldman Sachs. Les grandes banques universelles européennes ont dû basculer alors d’un modèle banque d’affaires + banque commerciale à un modèle banque d’investissement + banque commerciale.

Le modèle garde-t-il sa pertinence. Rappelons-nous qu’il reposait à l’origine sur deux arguments : – l’adossement (notamment pour économiser des fonds propres dans l’activité de prêts ou participations à long terme) et – la transformation (pour gérer le risque de liquidité). Si le premier argument restait valide, c’était moins le cas pour le second : la pure banque d’intermédiation ne fait par définition pas de transformation sur son bilan.

Par contre, la coexistence des deux activités était plus problématique : autant le métier de prise de participation coïncide avec le métier de prise de risque de crédit qui est le propre du banquier commercial, autant le trading obéit à de toutes autres logiques industrielles : une culture du court terme, des modes de rémunération très différents, une analyse crédit tournée vers la vente et non vers l’achat pour compte propre, etc. Les multiples déboires qu’ont connus les grandes banques universelles à s’imposer dans les métiers de marchés financiers sont la preuve de la complexité industrielle à aligner sous un même toit les deux activités.