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Le blog de François Meunier

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Lettre du Chili n°6

Article publié le 24/10/2018

4 octobre 2016

§- « Au Chili, en général, nous semblons n’écouter que les économistes, les politiques et, dernièrement, les gens du showbiz. Cela ne fait pas beaucoup. » (Los 100 que mandan en Chile”, Sergio Melnick y Jaime Hales, Aguilar, 2009, p. 60).

Eh oui, je constate que les économistes ont et gardent ici un prestige énorme. (Ce n’est pas pour cela que je viens au Chili, mais douce perspective…) Je ne peux en juger par la télé, que je n’ai pas, mais il est sûr qu’ils occupent la presse à pleine page, au même rang que les sénateurs, ce qui n’est pas rien comme je l’ai dit dernièrement. Ils ont un avis sur tout. Ils viennent en général de deux universités, les plus prestigieuses du pays, l’Universidad de Chile (publique) et l’Universidad catolica (privée), deux institutions majeures, qui ont notamment leurs clubs de foot à elles, jouant en tête du classement de Ligue 1. Ils y ont fait des études de gestion et d’économie et sortent avec un titre qu’on désigne ici, avec respect dans la voix, « Ingénieur commercial ». Mais le fin du fin, c’est d’avoir ajouté à son CV un MBA ou mieux un PhD d’une université américaine. La tradition s’est renforcée à la suite des Chicago boys du régime Pinochet, un groupe d’idéologues dont je dirai un mot une autre fois, mais pour lesquels une association fait lobby en ce moment pour qu’on érige un mémorial en leur honneur quelque part dans la ville. Toujours est-il qu’on ne cite jamais quelqu’un dans un journal sans décliner son CV, est-il de la Catolica ou de la Chile ? a-t-il ou non son PhD ? C’est presque comme chez vous.

J’avais à l’ENSAE un jeune étudiant chilien extrêmement brillant. Il avait fait ses études à Saint-Exupéry, le lycée français de Santiago, et y avait passé tout seul le concours de Polytechnique, ce qui en a fait une petite star qui reste dans les mémoires du lycée. Il m’avait demandé, au moment de revenir au Chili, deux ou trois conseils d’orientation. Brillant, mais un peu immature. Je l’ai retrouvé un an plus tard au Chili à l’occasion d’un premier voyage fait pour accompagner Coralia à sa rentrée scolaire, et lui ai demandé ce qu’il devenait. Il avait un poste assez prometteur à la Banque centrale du Chili. Une banque centrale est partout une institution très prestigieuse, mais particulièrement au Chili, la meilleure de toute l’Amérique latine, dit-on ici. Mais il trainait toujours ses problèmes d’orientation. Il voulait absolument partir aux États-Unis faire un MBA, une affaire qui bloque quand même l’étudiant trois ans de sa vie. Il me demandait gentiment de lui faire une recommandation pour son dossier scolaire. Je lui disais, et il en convenait, qu’il n’allait rien apprendre là-bas qu’il ne savait déjà (hum ! et même moins, puisqu’il avait suivi mon cours à l’ENSAE !). Je lui disais aussi, sur un ton paternel, qu’il avait 27 ans, que c’est maintenant qu’il fallait faire son trou, même avec son pauvre diplôme de Polytechnique + ENSAE, et qu’à 30 ans, quand il reverrait son pays, les belles places seront prises. Your country needs you now, young man ! Rien n’y a fait. Revenu au mois d’août à Santiago, j’ai essayé de reprendre contact avec lui. Il m’a répondu de Stanford. Le pire, c’est qu’il a peut-être raison. Eh non, le pire, c’est l’amer regard que ça donne sur le prestige des études supérieures françaises.

§- On voyait la dernière fois que la langue française est bien plus concise dans ses mots que l’espagnol, qui par exemple dit « palabra » quand chez nous on dit simplement « mot ». Aujourd’hui, on joue le match retour, et victoire à l’espagnol, qui est beaucoup plus concis dans ses phrases que le français.

Mais avant cela, félicitations à Patrick, à Éric et à Alain qui réussissent à combler quelques trous que j’avais oublié dans la carte des « slots », ces phonèmes n’ayant pas signification de mot. Ils n’ont pas repéré que j’avais commis une grosse bourde, celle d’oublier de la liste des consonnes le son « z ». Et ce pauvre « z » n’a réussi à s’accoupler à aucune voyelle en une seule syllabe : za, zeu, zi, zo, zu… on n’entend ça que chez les nourrices, quand les bébés onomatopisent.

Onomatopiser !? Justement, c’est ce qui lance le match retour. Il y a une réelle supériorité de la langue espagnole, ou plutôt une vraie faiblesse du français, qui semble avoir les chocottes dès qu’il utilise un verbe. Il préfère en rester au nom, au « substantif » comme on dit. Ainsi l’espagnol dira « agendar » pour « mettre dans son agenda », « transparentar », pour « rendre transparent », « enfatisar » pour « mettre l’accent sur », etc. L’anglais tout autant sait verbifier. Quand le français n’a que le mot « dérision », l’anglais a « derisive », « to deride », un très beau mot qui vient tout droit du latin. Par exemple, les verbes opiniâtrer, conniver, précautionner, absenter existent en anglais et en espagnol, mais pas en français alors qu’on les comprendrait très bien. Les Africains sont moins rigides et utilisent beaucoup le « absenter », par exemple pour raccourcir la chanson où l’empereur, sa femme et le petit prince m’absentent. Le français d’autrefois connaissaient ces mots : je vois dans « La princesse de Clèves » (ça fait chic ! mais je ne l’ai lu que parce que Sarkozy en a parlé), cette phrase merveilleuse (p. 174) : « en vous laissant votre liberté, je vous donne des bornes plus étroites que je ne pourrais en prescrire. » Et plus loin « Mais voyant qu’elle s’y opiniâtrait… ». À refuser les verbes dans sa langue, vous voyez le genre de baratin qu’on peut développer sur l’âme française : refus de l’action, des choses qui bougent, conservatisme, préférence pour l’immutabilité de la matière, la chose en soi, les idées pures, le rationnel…

L’anglais a introduit vers 1630 dans son vocabulaire le mot latin « indulgere » qui donne « to indulge ». Exemple : I paid the price for indulging your excesses. Le français en reste à « je paie le prix d’avoir, par indulgence, toléré vos excès ». Comme quoi d’ailleurs, on croit à tort que les mots d’origine latine de l’anglais, soit plus de la moitié du vocabulaire, ne viennent que du français : ils viennent un peu de la période romaine, beaucoup de la période normande, c’est vrai, mais beaucoup aussi de la période universitaire et culturelle très brillante qu’a connue l’Angleterre au 16 et 17ème siècle, quand on en restait en France aux sorbonnades et à Boileau. (J’ai lu que notre Racine n’utilisait que 1.800 mots dans ses tragédies, Shakespeare 20.000.) Même chose pour l’espagnol et le français, qui ont piqué leurs mots naturellement par mutation du latin roman, mais aussi plus tard directement de la lecture du latin classique de Cicéron et consorts. Exemple : « ennemi » et « hostile ».

Maintenant, est-ce que ça vaut le coup de dire en trois mots ce qu’on peut dire en dix ? Beau sujet. Alain met dans son courrier : « Après tout, si « aujourd’hui » est un peu long, on a un peu le temps et c’est moins long que 24h. Toujours ça de gagné ! ». On peut dire ça à toute échelle de temps : « La vie est courte, ce sont les journées qui sont longues », disait Diderot.

§- Depuis dimanche, je me promène de jour comme de nuit avec mes lunettes de soleil, spécial montagne, et ressemble à un jazzman dans les bars de New-York passé minuit. Je n’ai plus mes lunettes de vue. L’histoire vaut d’être racontée.

La journée avait bien commencé, le temps était parfait, et notre moral gonflé à l’idée de gravir les contreforts du Manquehue, dans ce qui est la suite d’un parc de la ville de Santiago. Le Manquehue, c’est la petite montagne au nord de Santiago, qui fait de l’ordre de 1600 m, bien plus basse que l’immense chaîne andine qu’on voit au loin depuis la ville. La ville, pour donner une idée, est à 650 m d’altitude.

Bien-sûr, on avait oublié une partie de notre eau, et Coralia s’est rapidement fatiguée, de sorte qu’on a sorti les sandwichs assez vite et entrepris de redescendre. Quelques rares promeneurs dans un site très solitaire, ce qui change du reste de la ville le dimanche.

Mais voici qu’un homme vient vers nous. Je marchais en tête. Il attend que Coralia et Paula arrivent à son niveau, est pris tout à coup d’un violent tremblement, sort un revolver, le pointe vers nous, hurle : « Eso es un asalto ! » et nous crie de nous coller à terre. On a tous les trois plus ou moins obéi. Il nous prend nos sacs, et donc portables, clés, gourdes, reste de nos sandwiches… et mes lunettes de vue. Et il file.

J’ai l’air de prendre ça à la légère, mais ce n’est pas très drôle. Une première pour Paula et pour moi d’avoir un revolver pointé sur soi. Et bien-sûr pour Coralia. Elle me semble tenir le coup, mais est un peu choquée, avec du mal à s’endormir. Paula est solide. Moi aussi, je crois. La « posture analytique » que je prends dans ma découverte du Chili, et dont témoignent ces petits fragments, doit y aider. Une histoire à raconter, ça vaut toujours le coup. Il s’agit quand même d’une agression à main armée, de sorte que la police va nous placer entre les mains de psychologues (« sicólogos ») pour aider à nous remettre. Je vous dirai.

Fran, la fille aînée de Paula, envoie un petit message de soutien aujourd’hui, indiquant que Kim Kardashian s’est fait agressée de la même façon – pas à Santiago, à Paris ! –. Ça a le mérite de soulager habilement Paula qui pourrait être mal à l’aise de la mauvaise publicité faite sur son beau pays. Et cela met presque nos portables et sandwiches, et mes vieilles lunettes, au niveau des 9 M$ de bijoux que la malheureuse s’est fait chourer.

À cause de ce vol, je ne peux pas vous passer quelques belles petites photos que je vous réservais de mon portable. Comme un jambon-beurre où il manque le beurre, ça rend ce courrier un peu sec dans la bouche.

 

§- Pour reprendre le fil, c’est vrai que pour ma part j’ai toujours préféré aux « ingénieurs commerciaux » les « ingénieurs civils » comme on dit ici, et que j’ai regretté que ni moi ni aucun de mes enfants (attendons Coralia) ne le soit. Pour moi, l’image de l’ingénieur, c’est le gars capable d’ouvrir vos placards de cuisine et, avec ce qu’il trouve dedans, de vous bricoler au choix une photocopieuse ou une tondeuse à gazon. Il y a eu autrefois un gars de la sorte, Thomas Midgley, qui mérite qu’on raconte son histoire. Il a démarré comme ingénieur mécanicien chez General Motors dans les années 1920 et, touche-à-tout de génie, il s’est mis à s’occuper de chimie, ce qui, la suite l’a montré, a été un coup de malchance pour l’humanité. C’est lui qui a compris qu’en ajoutant du plomb dans l’essence (plus précisément du tétra-éthyle de plomb), on évitait les retours de manivelle qui cassaient les bielles et les moteurs. À cette époque, on savait déjà que le plomb était extraordinairement nocif, mais l’invention était si belle, si facile à industrialiser, si profitable, que les lobbys du pétrole, aidés de tout cœur par un Midgley enflammé par son invention, ont ferraillés pendant un demi-siècle pour empêcher son bannissement. C’est grâce à cela que dans les années 60 tout sujet américain avait dans le corps 700 fois plus de plomb qu’un siècle auparavant.

Mais Midgley, sur sa lancée, était déjà passé à un autre sujet, celui des gaz qu’on mettait à l’époque dans les frigos et qui avaient une fâcheuse tendance à s’échapper. Et quand ils le faisaient, c’était cata : ils étaient si dangereux qu’en 1929 une fuite de gaz advenue dans les frigos d’un hôpital de Cleveland avait fait une centaine de morts. Il fallait trouver un gaz non inflammable, non toxique, stable, etc. « Avec un instinct pour le regrettable qui touchait au miraculeux, dit Bill Bryson dans le formidable bouquin où je pique cette histoire (A Short History of Almost Everything), Midgley l’a trouvé ». Il l’a appelé le chlorofluorocarbone, mieux connu sous le nom de CFC, l’ami de la couche d’ozone.

Midgley n’a pas vécu assez longtemps pour découvrir les horribles méfaits de son invention. Frappé par la polio, il était devenu sérieusement handicapé, surtout quand il lui fallait monter et descendre de son lit. Qu’à cela ne tienne, il s’est mis au travail et a eu vite fait d’inventer un jeu de poulies motorisées très ingénieux qui lui offrait quasiment des jambes de jeune homme au moment de se mettre au lit. Malheureusement, il s’est pris un beau soir dans le méli-mélo des câbles. Ça l’a étranglé.

 

§- Notre petite chienne grandit et exerce ses dents partout. Dernière victime : le petit livre que j’avais offert à Paula pour mon arrivée : « De la connaissance de Dieu » de Bossuet, qui reposait sur notre table de nuit, le seul bon endroit pour un tel livre. Tu n’avais rien de plus romantique à offrir à l’amie pour laquelle tu traverses l’océan, me direz-vous ? Pour ma défense, il s’agissait d’une belle édition de 1875, dans une magnifique typographie. En plus, le titre complet dit : « De la connaissance de Dieu et de soi-même », et pour ça, y’a toujours du boulot. Enfin, la préface nous dit que c’est l’œuvre de la vie de Bossuet, publiée religieusement après sa mort, que ce sont les cours qu’il donna au Dauphin, fils de Louis XIV et que ce n’est pas la faute du livre si le Dauphin n’a pas vécu pour les mettre en pratique.

J’extrais de ce qui reste :

« Il ne reste donc rien à désirer, dans une si belle machine [le corps], sinon qu’elle aille toujours, sans être jamais troublée et sans finir. Mais qui l’a bien entendue, en voit assez pour juger que son auteur ne pouvait pas manquer de moyens pour la réparer toujours, et enfin la rendre immortelle ; et que, maître de lui donner l’immortalité, il a voulu que nous connussions qu’il la peut donner par grâce, l’ôter par châtiment, et la rendre par récompense. La religion, qui vient là-dessus, nous apprend qu’en effet c’est ainsi qu’il en a usé, et nous apprend, tout ensemble, à le louer et à le craindre. » (p. 194)

Ou encore :

« Moïse, qui m’a dit que j’étais fait à l’image et ressemblance de Dieu, en ce seul mot m’a mieux appris quelle est ma nature que ne peuvent faire tous les livres et tous les discours des philosophes. » (p. 210), phrase qui me rappelle ce mot de Cervantes, un auteur qu’aime beaucoup Paula : « Chacun de vous est comme Dieu l’a fait, et souvent pire. » ou celle-ci, assez vulgaire, d’un philosophe dont je ne donne pas le nom : « L’homme a été créé à l’image de Dieu. Et c’est pas joli joli. »

Et pour finir :

« Car si [Adam] eût été fidèle à Dieu, il eût vu sa fidélité honorée dans ses enfants, qui seraient nés aussi saints et heureux que lui.

Mais aussi, dès que ce premier homme, aussi indignement que volontairement rebelle, a perdu la grâce de Dieu, il l’a perdue pour tout le genre humain, qui, avec ce premier homme d’où il est sorti, n’est plus que comme un seul homme justement maudit de Dieu, et chargé de toute la haine que mérite le crime de son premier père. [La pomme, bien-sûr…]

Ainsi, les malheurs qui nous accablent, et tant d’indignes faiblesses que nous ressentons en nous-mêmes, ne sont pas de la première institution de notre nature. […] Mais il était juste que l’homme, qui n’avait pas voulu se soumettre à son auteur, ne fût plus maître de soi-même ; et que ses passions, révoltées contre sa nature lui fissent sentir le tort qu’il avait de s’être révolté contre Dieu. » (p. 222)

Il y a des phrases plus belles encore, mais elles sont dans la partie qu’a bouffée la petite chienne, ce qui nous rend fiers à la fois de son goût pour les livres anciens et du choix très sûr des bons passages. Par exemple, il y avait à côté un livre de Houellebecq. Elle l’a laissé indemne.