Lettre du Chili n°7
Article publié le 24/10/2018
27 octobre 2016
§- Nous sommes les vedettes d’un jour, Paula, Coralia et moi, grâce à notre agression de l’autre fois, champêtre certes, mais au pistolet. Je vous disais que le policier du commissariat de Vitacura où nous étions allés déposer la plainte avait longuement promené son doigt sur Google Maps, sans doute dans l’espoir que El Salto, la commune infâme d’où venait l’agresseur, soit le lieu où s’était produit l’« asalto » (l’espagnol permettant le jeu de mots) plutôt que Vitacura où nous habitons. Eh oui, ça joue, les statistiques de criminalité, en ces temps d’élections municipales ! Au final, la plainte a été enregistrée sur Vitacura : le bon policier n’aurait pas été gentil, dans le flou de Google, à nous renvoyer, tout choqués que nous étions, au commissariat de El Salto. Mais imaginez ! une agression à main armée dans Vitacura, une sorte de Neuilly sillonné jour et nuit en moto et en voiture par la police municipale, où il y a peut-être plus de chiens de garde que d’habitants, où le bon citoyen se voit rappeler, par de grands placards écrits en jaune à chaque coin de rue, un numéro d’appel où dénoncer toute présence inconnue, forcément louche avec un tel degré de mise en garde. L’argument tombait tout chaud dans l’assiette de l’opposition au maire, M. Torrealba, alors que le vote avait lieu quelques jours après, le 23 octobre précisément.
Du coup, la mairie nous a mis aux petits soins : voulait-on un support psychologique ? Tout se passait-il bien ? etc.
Avant l’agression, j’appelais tout simplement « paranoïa » cette obsession de sécurité et je citais allègrement le journaliste du Mercurio : « Ce qui alimente la peur, c’est l’invisibilité des autres ». La commune ne pouvait qu’être parfaitement sûre, avec une telle débauche de protections. Ceci me permettait de vivre chez moi fenêtres et portes toujours ouvertes (l’appartement étant en rez-de-jardin), un peu comme celui qui s’évite le vaccin contre la variole quand il sait que le reste de la population s’y soumet dûment. La sécurité, comme tout bien public, permet un peu de resquille.
Après l’agression, je modifie quelque peu ma naïve théorie, mais dont je prétends, avec les modifications qui vont suivre, qu’elle s’applique à tout espace urbain qui, comme le fait Santiago et de plus en plus la Région parisienne, cloisonne étanchement les populations riches et pauvres : les margoulins attaquent peu les zones riches parce que c’est risqué ; ils refluent par force sur les zones pauvres, mais sans grand-chose à prendre. Les vraies zones de danger, c’est les failles, les frontières entre zones pauvres et riches, où quelques incursions rapides, comme le font les pirates en mer, combinent protection moindre, refuge tout proche et potentiel de tunes. D’ailleurs, le gars qui nous a agressé me demandait d’où nous venions, avant de sortir son pistolet. Si j’avais répondu : « de El Salto » et que mon mauvais accent ne l’ai pas fait douter, nous étions peut-être saufs, à la fois par crainte pour lui qu’on puisse le reconnaître nous promenant dans sa commune, ou parce que la moisson risquait d’être moindre étant catalogués pauvres. Mon fils Etienne, qui me lit (hum ! pas sûr !) racontait avoir vu des jeunes du « neuf-trois » attaquer les voitures plantées dans un bouchon de l’autoroute A1, de retour de Roissy. Même principe.
Reste qu’il est curieux de risquer 5 ans de prison, dans un vol à main armée, pour chouraver un sac de randonneurs ! Faut-il que le gars soit vraiment dans la panade, ou que les vols plus juteux lui soient rendus impossibles en raison de la surprotection de Vitacura !
§- Les élections sont passées et M. Torrealba a été largement réélu. Au grand déplaisir de Paula, qui voulait, votant M. Terraza son opposant, marquer le coup contre un maire qui laissait aller la spéculation immobilière. Pensez ! La belle maison qu’elle habite a vu surgir un beau jour un grand immeuble derrière son mur. Et un autre le lendemain. Et un troisième pas longtemps après, de sorte qu’elle est devenue une petite boîte fragile sous le béton des voisins. Maintenant, un promoteur tourne autour d’elle pour la racheter, ainsi que les 4 ou 5 autres à côté, et faire surgir un 4ème immeuble. Ce n’est pas drôle pour Paula de vendre le si plaisant lieu qu’elle habite, avec un jardin tout bichonné, qu’un bulldozer viendra sans trop d’émotion araser.
Je suis pour ma part plus ambivalent vis-à-vis de M. Torrealba, qui nous force ainsi au choix d’un lieu unique pour la rencontre des deux familles.
§- Mon fils Emile, qui ne me lit pas plus que le précédent, s’essaye au lobbying politique. Il écrit une tribune dans le Monde pour dénoncer un projet de loi attaquant les revenus de l’économie collaborative. Référence ici. Grosse circulation du papier chez les députés qui ont, d’autant plus volontiers dans le climat de fronde et de joie mauvaise que subit notre Hollande à la ramasse, tué l’article de la loi budgétaire qui mettait ça en place. Emile appelle démocratie ce qui est simple lobbying. Il a raison. Sauf que les petits ont d’habitude moins de leviers que les grands.
§- J’ai lu les Confessions de Jean-Jacques Rousseau lors de mes deux longs voyages en avion entre Santiago et Paris. Je remercie mon solide appétit et vous en recommande la lecture. Les deux gros livres terminés, j’ai le sentiment de ressembler beaucoup à Jean-Jacques, certes le génie en moins, mais le délire de persécution et j’espère le soin donné à ses propres enfants en moins aussi. Je ne sais si ça compense. Je lis en tout cas :
« L’oisiveté que j’aime n’est pas celle d’un fainéant qui reste là les bras croisés dans une inaction totale, et ne pense pas plus qu’il n’agit. C’est à la fois celle d’un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne rien faire, et celle d’un radoteur qui bat la campagne, tandis que ses bras sont en repos. J’aime à m’occuper à faire des riens, à commencer cent choses et n’en achever aucune, à aller et venir comme la tête me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une mouche dans toutes ses allures, à vouloir déraciner un rocher pour voir ce qui est en dessous, à entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, et à l’abandonner sans regret au bout de dix minutes, à muser enfin toute la journée sans ordre et sans suite, et à ne suivre en toute chose que le caprice du moment. […] La botanique, telle que je l’ai toujours considérée, … était précisément une étude oiseuse […] Errer nonchalamment dans les bois et dans la campagne, prendre machinalement çà et là tantôt une fleur, tantôt un rameau, brouter mon foin presqu’au hasard, observer mille et mille fois les mêmes choses, et toujours avec le même intérêt parce que je les oubliais, était de quoi passer l’éternité sans pouvoir m’ennuyer un moment. » (Les Confessions II, livre 12ème).
La botanique en moins, également, moi qui aime vivre autant à la ville qu’à la campagne. Mais oui pour l’oubli, hélas.
§- Paula m’entraîne, avec quelques courtiers qu’elle invite, au concert que donne Ricky Martin à Santiago. Ricky Martin, grand showman, rythmes simples, chorégraphie réglée. L’immense salle rassemblait peut-être tout ce que Santiago compte de jeunes filles, belles et propres. Elles ont hurlé d’un bout à l’autre du concert. Faut dire que Ricky est un très bel homme. Jugez-en ici. Homosexuel pourtant, au regret de Paula et aussi de Coralia ( !). On dit qu’il a trouvé un ventre féminin complaisant à donner deux magnifiques jumeaux à lui et à son compagnon. Si les bébés ne sont pas des jumeaux parfaits, peut-être que chacun des deux a une chance d’être papa génétique.
§- Vous m’attendez certainement sur une analyse politique très sagace des récentes élections municipales au Chili. La droite l’a emporté largement, et la coalition de centre-gauche au pouvoir depuis la réélection de Michelle Bachelet il y a 4 ans subit une grosse défaite. Du coup, cette coalition, appelée Nouvelle Majorité, se lézarde. Vous savez maintenant qu’elle réunit, depuis la chute de la dictature, un bric-et-broc de partis allant de la démocratie chrétienne au parti communiste. Voici que la DC, démocratie chrétienne, qui sent venir le boulet des prochaines législatives, veut faire chambre à part désormais. Elle entend « border » le programme politique du gouvernement et limiter le reste des réformes à conduire à… la sécurité, comme vous l’auriez deviné, la santé des enfants et la réforme des pensions. Exit pour elle la loi sur l’avortement, sur l’éducation et sur la décentralisation du pouvoir, cette dernière soumettant les intendants régionaux, sorte de super-préfets nommés par le pouvoir central, au vote des régions qu’ils gouvernent.
On a là aussi l’effet d’un changement de la loi électorale concernant les législatives, une loi précisément votée par le bloc de la Nouvelle majorité. On remplace par un vote proportionnel simple le vote dit binominal, une astuce inventée paraît-il par le général Jaruzelski dans la Pologne d’autrefois, quand il s’agissait d’écarter l’opposition (Solidarnosc) du pouvoir, et que le général Pinochet a repris pour les mêmes raisons. Avec un succès aussi médiocre dans les deux cas. Que dit ce vote binominal ? Chaque circonscription du pays envoie deux représentants au Congrès, soit au Sénat, soit à la Chambre des députés (il y en a environ 65 circonscriptions pour les députés, 18 pour les sénateurs). Les partis désignent deux candidats par circonscription, sénatoriale ou députariale ( ?). La liste arrivée en tête emporte les deux sièges pour elle si elle dépasse de moitié en voix la liste qui suit immédiatement. Évidemment, une telle règle a pour effet de forcer aux coalitions et élimine les petits partis. La Démocratie chrétienne a moins de scrupules ainsi à abandonner le compagnonnage des socialistes et communistes.
Sauf interruption pendant la présidence de Pinera (entre 2009 et 2013), c’est la social-démocratie, à savoir la Nouvelle majorité, qui a régné jusqu’ici. Il est probable désormais que Pinera, centre-droit, revienne au pouvoir. Je lisais un jugement très flatteur sur le système des présidentielles chiliennes. Un président, au terme de son mandat de 4 ans, ne peut pas se représenter dans l’immédiat. Il peut être réélu, une seule fois, mais doit attendre pour cela qu’un tour passe, avec un autre président au pouvoir. C’est ainsi que Bachelet, présidente entre 2005 et 2008, est revenue au pouvoir au terme de la présidence Pinera. L’argument allait ainsi : un président n’a plus peur ainsi de faire des réformes ambitieuses. Une vraie réforme on le sait bien soulève les mécontentements, ce qui tue les chances de réélection du président assez hardi pour les entreprendre. Mais, dans le cas chilien et si jamais la réforme est bonne, les braves gens en prennent conscience lors de la présidence du suivant et de toute façon se calment, de sorte qu’ils n’hésitent plus à faire revenir l’ancien. C’est peut-être à dire à François Hollande, pour les présidentielles de 2021.
Notez qu’on a le même souci d’équilibre au Chili dans le système municipal. On vote séparément pour le maire, et pour la liste de conseillers municipaux. Du coup, il peut y avoir cohabitation, le candidat d’un parti devenant maire alors que c’est la liste du parti adverse qui a la majorité du conseil. Pourquoi pas ?
§- Je suis long et bavard comme Jean-Jacques, mais ne croyez pas que j’ai laissé dans ma poche mon souci d’observation rousseauiste lors de mon séjour à Paris. Vous formiez, chers lecteurs et amis, l’échantillon parfait de l’état d’esprit des Français, avec un petit biais à gauche, je reconnais. C’est sur vous que j’ai exercé mon goût d’entomologiste. Que penser de Macron par exemple ? Une personne clivante, à coup sûr – j’use du mot à la mode ces temps-ci, un mot même pas présent dans le dictionnaire et que Word souligne de rouge. Mais quel candidat n’est pas clivant dans les élections qui viennent, sauf peut-être le bon Juppé qui à vous écouter, et même à la satisfaction de beaucoup d’entre vous qui figuraient pour moi à la gauche de la gauche, semble devoir ramasser la mise ? Macron donc : « quelqu’un de bien ! » ; « grosse capacité d’écoute ! » ; mais « une ordure ! » j’ai entendu, « un banquier ! », ce qui est presque pire… Moi qui n’ai d’idée personnelle que conforme au consensus, j’en suis pour mes frais. Au fait, je militais pour aller voter aux primaires de la droite, mais, couillon, j’ai laissé passer la date d’inscription imposée aux Français de l’étranger. Je verrai tout ça à la télé.