SITUATIONS

Le blog de François Meunier

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Lettre du Chili n°5

Article publié le 24/10/2018

28 septembre 2016

§- J’ai oublié la semaine dernière de vous passer la photo de Clément et de sa tribu, dont je suis, auprès de la camionnette « Jardinia ». Historique. La voici. Un beau drapeau chilien flotte : jour de la fête nationale, et bien peu de maisons oublient de faire pavoiser la « Bandera ».

§- La langue espagnole est très riche en rythmes, mais très pauvre en sons, du moins dans les sons ouverts que sont les voyelles. Elle ne connaît que le : a, é, i, o et u, prononcé « ou ». Ça fait chiche si on compare au français, qui lui est très pauvre en rythmes, mais extrêmement riche en sons. Il écrabouille l’espagnol. On a : a, â, eu, é, è, i, o, ô, u, ou, on, in, an, un (eh oui, je tiens beaucoup au « un » ! Et j’ai toujours fait la guerre à mes enfants pour qu’ils distinguent bien « j’étais » et « j’ai été »). Quant aux consonnes, l’espagnol a bien-sûr la « jota », mais il n’a pas le « ji », un point partout de ce côté-là.

Comment ne pas s’interroger sur cette différence, à en rester éveillé tard la nuit, les yeux renversés et le corps transpirant ? Comment deux langues de pays voisins, ayant la même origine (non pas le latin, mais le bas latin, très différent !) peuvent avoir des propriétés vocales si éloignées ? J’ai peut-être tort de soulever la question, parce que bonjour les insomnies pour vous !

Heureusement, j’ai trouvé la réponse en lisant ce matin El Mercurio : en fait, l’espagnol, c’est-à-dire le castillan – parce que la péninsule ibérique comptait une dizaine de langues et dialectes locaux d’origine latine, dont seul le castillan, le catalan et le portugais survivent vraiment aujourd’hui –, le castillan, donc, s’est développé tout près du pays basque et s’est abâtardi au fil du temps avec le basque qui lui ne compte que ces 5 voyelles.

Et voici que, dans un flash soudain, j’entrevois que ce fait ridiculement anecdotique se révèle d’une insondable portée cosmique. En effet, peu de voyelles (à nombre de consonnes donné) veut dire obligation d’allonger les mots pour exprimer les idées ou les choses. Je prends un exemple. Avec la lettre « f », l’espagnol ne pourra « loger » que cinq significations ne comportant qu’une syllabe : fa, fé, fi, fo, fu. En fait, sur ces cinq possibilités, il en néglige deux, « fi » et « fo », qui ne veulent rien dire en espagnol.

Mais voyons le français : ce n’est pas 5 mais 11 possibilités (j’oublie le « un », le « ô » et le « â » pour l’occasion) et donc, rien qu’en combinant le « f » et les différents sons-voyelles, on a : fa, feu, fée, fait, fi, faux, fut, fou, fond, faon, fin, soit 11 possibilités, tous les créneaux sont occupés. Si je prends la lettre « d », je peux la combiner avec les 11 voyelles, sauf une, le « a », le mot « da » ne voulant rien dire. J’appelle « slot », comme dans le jargon des aéroports, ces créneaux orphelins.

Pour être sympa, et aussi parce que je n’ai que trop le temps, j’ai fait pour vous le boulot de dénombrer, dans la langue française, tous les sons signifiants n’ayant qu’une seule syllabe. Voir tableau. J’oublie dans cet exercice les mots à une syllabe se heurtant à une consonne, par exemple taux et top, ou bien bi et bille, roue et route, etc., un champ de possibilités que l’anglais exploite à fond, ce qui en fait la langue championne du monde occidental en matière de mots courts, battue seulement par le chinois, qui a trois tonalités pour chaque son. J’oublie aussi le « x » comme consonne et les mots qui démarre par deux consonnes, genre « trou » ou « drap ». Ça fait donc 11 sons-voyelles pour 16 consonnes, soit 176 possibilités. Vous me suivez toujours ? Eh bien, à ma grande surprise – voir le tableau – les slots sont assez rares : 17 sur 176, soit moins de 10%. Il y a des voyelles qui font un sans-faute, le « eu » et le « ou » : bout, cou, doux, fou, joue, gout, choux, loup, mou, nous, poux, roue, sou, tout, vous. Pour les consonnes, pareil : le « f » comme je l’ai dit, mais aussi le « b », le « m », le « p » et le « r » et le « – », c’est-à-dire l’absence de consonne. Testez vous-mêmes, j’ai peut-être fait des erreurs.

 

Consonne / son a eu é è i o u ou on an in
b
k X X X
d X
f
j X X X
gu X
ch X X
l X
m
n X X X
p
r
s X
t X
v X

 

 

Les 17 slots disponibles devraient donner des idées, pour rendre la langue plus concise. Par exemple, « ja » est disponible. On pourrait y loger « anticonstitutionnellement » ! Un des mots les plus utilisés du français est « aujourd’hui », qui est sottement long. Le « au » est déjà bien occupé (eau, oh, ô, ho, aulx), mais on pourrait dire « ji » qui est libre. (L’espagnol dit « hoy » pour aujourd’hui, ce qui est court, mais peut-être trop, puisqu’il ressent parfois le besoin d’insister, du moins au Chili, en disant « hoy en día », c’est-à-dire « aujourd’hui en ce jour ». Rien n’est parfait.) Toujours est-il qu’on se demande : mais que fait l’Académie française ?!

Loin de moi d’attaquer cette belle langue espagnole. D’autant plus qu’elle me semble mieux adaptée que le français à survivre dans le monde globalisé. Non pour des raisons démographiques, sachant les 600 millions d’Africains francophones qui vont débouler. Mais parce que le côté tordu de l’orthographe du français et les semelles de plomb qu’il chausse pour former ses phrases ne lui permette qu’un faible prosélytisme (cette dernière phrase étant la preuve de ce que je dis). D’un point de vue darwinien, l’espagnol paraît mieux doté.

Par contre, non seulement ce dernier a une gamme phonétique pauvre, mais il n’en utilise pas toutes les possibilités. On a vu que le « f » ne consomme que 3 des 5 sons ou phonèmes possibles, le « b », zéro, etc. Le nombre de slots ouverts est donc très important. Conclusion : l’espagnol a tendance à allonger les mots et doit se rattraper, pour former les mots à deux ou trois syllabes, par un véritable tourbillon de consonnes. En fait, il adore les mots à trois syllabes, et, ici, bonjour la valse des consonnes pour dorloter les 5 petites voyelles maigrichonnes de la langue. Je prends l’exemple des verbes à 3 syllabes avec la série phonétique « a » – « o » – « a ». Il y en a des centaines et des centaines. Je commence la liste : asomar, acostar, acotar, asostar, abogar, abocar, abollar, abonar, abordar, abrochar, acodar, acoplar, acordar, acotar, acostar, etc.

Comment s’y retrouver ? Comment ma pauvre tête, qui compte 64 ans, peut-elle absorber ça ? Le premier verbe de la liste, c’est asomar, un faux ami de assommer. C’est bien l’effet que ça me fait. Et peut-être à vous qui me lisez

 

§- J’accompagne l’autre jour les enfants de CM2-C, la classe de Coralia, à une exposition en ville d’œuvres d’art dont la lumière est le matériau principal. Sympa toute cette classe. Une formidable photo, que je ne réduis pas trop en pixels, pour que vous puissiez la regarder en détail. L’instit, Sebastiàn, est très bien.

§- Je ne voudrais pas vous écrire un « De la démocratie au Chili», mais je relève quand même un trait intéressant dans les institutions du pays. Il y a ici, comme chez vous en France, une chambre des députés et un sénat, réunis en un congrès, copiant davantage d’ailleurs la constitution des États-Unis que les modèles européens. Les lois sont votées séparément et dans les mêmes termes par les deux chambres, avec une certaine prééminence du Sénat. Or, ici, le Sénat ne compte que 38 membres, et la Chambre des députés 120 membres. Tout cela dans un contexte d’activité très grande des partis, qui sont très nombreux, couvrant tout le spectre politique, du Parti communiste à l’UNI, un parti catholique très à droite, et qui ont chacun leurs représentants au Congrès.

38 membres, c’est tout petit ; c’est une sorte de club. Ça peut copiner un max. Avec une conséquence curieuse : comme ils sont peu nombreux, tout le monde connaît les sénateurs, qui jouent un rôle médiatique très important. La presse, c’est-à-dire les trois grands quotidiens, plutôt à droite et/mais d’assez bonne qualité, ne passe pas de jour sans l’interview ou la tribune de l’un ou l’autre de ces sénateurs, ou ex-sénateurs, qui acquièrent donc au fil du temps un poids politique propre. Comme aux États-Unis, les sénateurs sont le vivier des présidentiables (le Chili n’a pas de gouverneurs, mais des « intendants » qui sont des sortes de préfet dans chacune des 13 régions du pays, et qui sont aujourd’hui désignés par le pouvoir central : il y a dans les tuyaux une réforme pour les rendre désignables par le scrutin universel).

Bref, on hésite devant deux jugements : ces représentants du peuple, avec leur réel poids politique personnalisé, permettent qu’il y ait un vrai pouvoir législatif face à l’exécutif. Mais en même temps, ce petit club est l’image exacte, comme dans la république des doges à Venise, d’un pouvoir oligarchique autour des « 200 familles ». Le mode d’élection semble assez ouvert et les partis gardent un rôle important dans la désignation des candidats, de sorte que la seconde hypothèse ne reste qu’un risque. Mais c’est à bien regarder.

 

§- Signe du poids du Sénat dans le pays, on vit ici aujourd’hui un grand débat « sociétal » (« valórico », comme on dit ici au Chili, selon un mot qui n’est pas dans mon dictionnaire). Il porte sur le projet de loi de dépénalisation de l’avortement. Il ne s’agit pas, comme dans la plupart des grands pays, de débattre du choix libre qu’aurait la femme de garder ou non le fœtus dans la limite d’un terme défini. On n’en est pas là. On ouvre la porte seulement à trois motifs qui lèvent la pénalisation : viol, malformation génétique du fœtus et vie de la femme en danger.

Où en est-on à ce jour ? Le 17 mars, la chambre des députés a approuvé par 66 voix sur 120 le projet de loi. Après 6 mois de débat, notamment au sein du parti de la Démocratie chrétienne qui fait partie de la coalition gouvernementale, le projet a été approuvé ric et rac au sein de la commission santé du Sénat. Maintenant, il doit passer devant la commission « Constitution » de ce même Sénat qui a tout pouvoir (le Sénat ne compte que 6 femmes). Cette commission ne compte que 5 membres et devient, en fait de club, une sorte de Cour suprême, rendant verdict du haut de sa grande sagesse.

Un édito frappant sur le sujet dans El Mercurio du 16 septembre pose la question sous l’angle politique. Pourquoi le centre-droit s’oppose-t-il avant tant d’acharnement à cette loi ? Que l’extrême-droite et la droite dure catholique le fasse, c’est leur job, mais pourquoi donc le centre-droit ?

Selon les deux auteurs, c’est un particularisme très chilien : le centre-droit n’arrive pas à faire la jonction entre les valeurs libérales d’un point de vue économique et les valeurs libérales d’un point de vue social. Il clame à longueur de journée le droit à la liberté des individus contre l’État, mais est heureux de s’abriter derrière l’État en matière de comportements individuels. Il s’est opposé majoritairement à en finir avec la distinction entre enfants légitimes et illégitimes, il s’est opposé à la diffusion du préservatif, il a refusé la pilule du lendemain. Il a refusé la loi sur le divorce, en prédisant les pires cataclysmes dans le pays si la loi passait. Il s’accroche à la droite la plus réactionnaire et, sans choquer personne, celle de la hiérarchie catholique, celle à qui j’ai envie de coller la blague (qui n’en était pas une) de Lord Salisbury, un Premier ministre très british sous la reine Victoria : « Pourquoi changer ? Les choses vont assez mal comme ça ! ».

Du coup, parenthèse, ça m’évoque la surprise que j’ai eue en visitant ce dimanche avec Paula et Coralia le Musée de las bellas artes. Dans la section Modern Art, un montage montre cette photo :

 

C’était en 1987. Mais il paraît, raconte ici le site « Con el Papa », que le bon pape s’est fait empapaouté par le Pinochet, qui a surgi sur le balcon tel un Pikachou quand Jean-Paul croyait officier seul.

Revenant à l’article, le contraste est grand, selon les deux auteurs, avec le centre-droit des pays européens : Rajoy, Cameron ou Merkel ont promulgué des lois sociétales avancées. Et même en France, où l’on dit que la gauche fait les réformes sociétales et la droite ferme les yeux dessus quand elle revient au pouvoir, la pilule date de de Gaulle, et de Giscard s’agissant de l’avortement. Mais les choses changent en France : les partis de centre-droit (dont LR) se sont opposés vigoureusement à la loi sur le mariage homosexuel. Tous les députés, sauf quelques courageux, étaient vent debout, alors qu’au fond d’eux-mêmes ils étaient à la fois convaincus et très contents que la question passe derrière eux sans encombrer le débat politique de la prochaine législature. Curieusement et habilement, le Front national n’a pas bronché en cette occasion. Si on en reste au pur jeu politique, Hollande a fait une bourde à ne pas introduire cette loi en fin de mandat, c’est-à-dire maintenant, pour ficher le boxon au sein de la droite. Par contre, il aurait dû pousser la loi travail en début de mandat. Marrant : on lui reconnaissait pourtant d’être pour le moins un grand tacticien.