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Le blog de François Meunier

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Lettre du Chili n° 4

Article publié le 24/10/2018

22 septembre 201

§- Cette semaine, Pucón, où habite Clément, mon neveu, qui me lit. Pucón est déjà bien au sud, 800 kms en dessous de Santiago. Pucón a un peu le caractère d’une ville frontière, maisons en bois à un étage, rues qui se croisent à angle droit, gens qui arrivent des environs dans leurs grosses voitures. C’est en même temps un lieu magique, un trésor du Chili, qui tient en deux mots et donc deux photos : le volcan, le lac. Juste au bas des rues.

Du coup, c’est assez branchouille, mélange de Annecy et de Deauville, mais aussi avec une population de bûcherons, de cultivateurs. Nous y étions, Coralia et moi, les jours de la fête nationale du 18 septembre, et on a pu le vérifier. Clément et sa compagne Pamela ont eu le nez creux – et le courage – de s’y lancer comme jardiniéristes. Je me promets d’y revenir avec Paula quelques jours en novembre pour faire à ski la grimpette sur le volcan, dont vous notez sur la photo qu’il fume encore. On fera la ballade, assez sportive quand même, avec Clément, bien-sûr, grand grimpeur sous l’éternel, et avec son ami d’enfance Ben, lui aussi émigré à Pucón pour y installer une boutique de tourisme et de ski autour du volcan. François (Aventur), tu es invité, bien-sûr.

§- J’étais un peu rapide l’autre fois sur la chicaya entre O’Higgins et Carrera (Chili n°3) dans les années 1810-14. Je parlais de Luis Carrera, qui a donné son nom à la rue où j’habite et qui est le frère de José Miguel Carrera. C’est José Miguel, le grand homme. Luis était un peu tête folle, comme son autre frère, Juan José. Une sœur, Javiera, complétait la bande familiale. C’était une femme exceptionnelle, certainement la plus stratège de la famille, inspiratrice de ses frères. Elle est morte en 1862, bien après les événements dont je vais parler. Jeune encore au moment de l’indépendance, elle n’avait pas son pareil pour galvaniser les hommes de troupe, et, dit-on, sans oublier son petit plaisir au passage.

Ici, je me lance dans un long baratin, avec une stratosphérique analyse historico-politique. N’hésitez pas à sauter.

Il n’était pas facile pour l’aristocratie coloniale d’admettre l’indépendance vers 1808. Cette belle idée emportait avec elle d’autres bien plus vicieuses venues des révolutions française et américaine, le pouvoir au peuple, la démocratie, etc. En fait, il n’y avait pas de mouvement vers l’indépendance, seulement une carence du pouvoir colonial suite à la destitution du roi d’Espagne et de son fils, Ferdinand VII, par Napoléon en 1807. Il y eut bien un congrès en 1811 (le 18 septembre, date insignifiante mais pourtant à retenir) prônant une sorte de fédération interaméricaine sous l’égide du roi, mais rien de plus. C’est là que le jeune José Miguel Carrera, militaire revenu d’Espagne et formé par la guerre contre Napoléon, a renversé la table, dissous le Congrès et, après quelques péripéties, pris les pleins pouvoirs sur un programme indépendantiste de l’Espagne sinon du roi. L’un des premiers caudillos d’Amérique latine. Mais grâce à lui, abolition de l’esclavage (pour les fils d’esclaves), naissance de la presse, dessin du nouveau drapeau, inspiré par la frangine Javiera, mise en place de l’éducation publique, selon un schéma très France-1905, où les couvents abritaient un peu contre leur gré des écoles financées par l’État. Avec un sens politique aigu, Carrera a désigné le 18 septembre 1811 comme jour de l’indépendance pour se racheter auprès des congressistes qu’il avait pourtant écrabouillés. Cette date est toujours fête nationale au Chili, alors que l’indépendance véritable n’adviendra qu’en 1818. Bref, un homme fort, qui a fait des réformes qu’on appellerait aujourd’hui « de gauche ». C’est certainement pour cela que Paula l’apprécie. Mais en même temps un dictateur.

Patatras. Ça n’a pas duré. Voilà que le vice-roi du Pérou, légitimiste, attaque le Chili et son nouveau régime au nom du roi, peut-être aussi pour mettre une patte plus lourde sur le pays. Au bout d’une campagne où brilla pourtant le général O’Higgins, il réussit à écraser les troupes indépendantistes lors du célèbre désastre de Rancagua. Carrera, sa famille, O’Higgins et un nommé San Martin dont il faudra reparler, fuirent en Argentine avec le reste de leurs troupes et ceux de leurs partisans à Santiago. Et là, petit moment de faiblesse de notre héros, dont le prestige avait pâli suite au revers militaire et dont les frères étaient d’incorrigibles excités, il refuse de prêter main forte à O’Higgins et à San Martin qui repartaient à la reconquête du Chili avec de nouvelles troupes. Ce fut le début de sa fin, parce que, manque de bol pour lui, la reconquête a réussi. San Martin et O’Higgins furent ensemble victorieux.  Les deux frères de Carrera tentèrent de renverser ce nouveau pouvoir, par un coup de force mal fichu, sous l’inspiration de la sœur, disent les anti-Javiera, dont je ne suis pas. Carrera doutait de l’expédition et n’y a pas participé. Il disait de ses deux frères, avant même leur départ pour le Chili à la tête de quelques hommes vite rassemblés : « Mes frères se fourvoient. Ce ne sont pas des hommes pour de telles entreprises. Ils n’ont ni discrétion ni ressources, et ce n’est certainement pas le moment. » De fait, les deux frangins furent exécutés suite au ratage.

Et en voilà pour Carrera qui ne revit plus jamais le Chili et se fourvoya lui aussi dans deux ou trois mauvaises aventures. Il fut exécuté plus tard en Argentine, en 1823 de mémoire, un peu tristement, sur l’initiative d’un gouverneur local mal contrôlé.

Mais le Chili n’était pas mort pour autant et sut d’ailleurs réhabiliter José Miguel Carrera dont la statue orne beaucoup de villes du Chili, même si O’Higgins l’a juniorisé. Ce fut là aussi le début d’une « destinée manifeste », qui allait distinguer le Chili de bien d’autres pays d’Amérique latine. En effet, San Martin se vit offrir le poste de « Directeur suprême » par un Congrès rétabli, autre nom pour président de la république. Il le refusa et ce fut O’Higgins qui prit le job et fut ainsi le premier président de la République chilienne. Par ce geste noble et généreux, San Martin montrait que le pouvoir pouvait être pris comme pouvait être laissé. Cela rappelle George Washington qu’on poussait, au moment des premières querelles fédéralistes après l’indépendance, à garder militairement le pouvoir et même à instaurer un régime monarchique à son profit (on lui donnait l’exemple de Napoléon). Il avait les armes, le prestige, la capacité… et pourtant il refusa et avec superbe ne dépassa pas son mandat de quatre ans, laissant noblement place à son successeur élu. J’ai donc envie de reconnaître à O’Higgins et surtout à San Martin, pourtant purs produits politiques d’une oligarchie coloniale très réactionnaire, d’avoir inséminé la culture de stabilité politique dans le pays. Et d’ailleurs, dans la petite querelle higginistes contre carréristes, je me déclare à présent sanmartiniste, que Paula me le pardonne. (En réalité, le dada de San Martin n’était pas le pouvoir, mais plutôt la guerre, et il resta par la suite un brillant général, qui alla mettre la pâtée au Pérou. Nota : les deux pays se sont battus trois fois dans leur histoire, et trois fois le Pérou a pris la pâtée, ce qui évidemment occasionne une grande rancœur dans ce grand pays, deux fois la taille du Chili, et alimente en retour la fierté guerrière du Chili et la grande place qu’y a toujours tenue l’armée).

Cette stabilité politique, pur produit de l’oligarchie, allait tant bien que mal durer près de deux siècles, et les présidents se sont assez gentiment succédés tous les 4 ou 6 ans, sauf peut-être en 1891, et rarement avec des doubles mandats. L’exception fut Pinochet. Je reviendrai là-dessus.

Là où je veux en venir, c’est que les réformes ont toujours été au Chili l’œuvre de présidents agissant comme hommes forts, sinon comme dictateurs. En tout cas contre le parlement. Dans trois ou quatre cas, on peut dire que ces réformateurs autocrates et antiparlementaires furent des hommes anti-église promouvant des réformes profondes du pays, y compris dans le domaine sociale (Carrera, Santa Maria (avec un nom pareil !) et en tout cas Balmaceda, que les historiens ont tendance à classer « de gauche » ; et dans un seul cas, un dictateur de droite, je n’ai pas à dire son nom.

Je pique dans un bouquin que je lis en ce moment cette fiche biographique que Domingo Santa Maria (1883-87) a rédigée en lieu et place de son biographe pour être bien sûr de ce qu’il y avait d’écrit. En effet, on ne s’y trompe pas : « Il a été dit que je suis sectaire et que me guidait une haine aveugle de l’Église. Ce n’est pas vrai et je suis assez intelligent pour savoir la différence entre ces choses ridicules que l’Église a imaginé pour contrôler les consciences des hommes par ce terrible mot appelé la foi et ce qui est la pensée motivée et logique d’un homme capable de comprendre que quelque chose de supérieur régit le monde, et que l’Église nous embrouille au nom du Christ pour exercer une domination universelle. […] En dépit d’avoir ces idées – même si je suis un libre penseur en matière religieuse – et de croire en un Christ humain et compatissant, l’Église ne s’est pas séparée de l’État, parce qu’elle a voulu et a lutté pour maintenir l’unité avec l’État. […] Aujourd’hui, la séparation de l’Église et de l’État conduirait à la révolution. Le pays n’est pas prêt pour cela. On m’a dit autoritaire. Je comprends l’exercice du pouvoir comme une volonté forte, directrice, créatrice d’ordre et des devoirs de la citoyenneté. Cette citoyenneté comporte encore beaucoup d’inconscient et il est nécessaire de la diriger comme avec un bâton de berger. Et en cela, je reconnais que nous avons avancé plus que tout autre pays d’Amérique latine. Livrer les urnes au roturier et à la populace, aux passions folles des partis, au suffrage universel par-dessus le marché, c’est le suicide du gouvernant, et je ne vais pas me tuer pour une chimère. » Balmaceda (1887-91) est un cas intéressant : il a fait contre le parlement d’immenses réformes jusqu’à agacer les intérêts industriels du nord du pays (le salpêtre) et les banquiers de Valparaiso. Comme son prédécesseur Santa Maria, il a pu mettre en place des services publics, renforcer la couche des cadres intermédiaires dans l’administration et faire naître une sorte de classe moyenne. Mais il a laissé réprimer horriblement par l’armée une grève des mineurs dans le Nord, ce qui n’a pas aidé à sa popularité et a facilité son renversement en 1891 par le corps armé de la Marine, pourtant à quelques mois de la fin de son mandat, les putschistes ne voulant pas du successeur qu’il s’était désigné. Comme Allende, il s’est suicidé sur cet échec ! Allende, parlant de lui, n’a pas su juguler le parlement, n’avait pas l’âme d’un dictateur et par résolution mal placée a eu sa part de responsabilité dans le joli bordel qui a suivi. Et comme pour son prédécesseur Balmaceda, les putschistes n’ont pas attendu la fin de son mandant (fin 1974). Je place ici une parenthèse : certains me disent ici qu’au moment du putsch de 1973, 80% des gens étaient contre le gouvernement Allende. Pourquoi pas, mais dans ce cas, pourquoi ne pas avoir simplement attendu les très prochaines élections ? À creuser.

Bref, quand une élite arrive à confisquer son emprise sur le pouvoir, par le jeu de l’éducation, de la richesse, des rentes, du verrouillage de l’économie, etc., le parlement est toujours un lieu de conservatisme réactionnaire. En même temps que de stabilité politique. Est-ce que la stabilité politique compense l’immobilisme au profit des dominants ? je laisse ce vaste sujet à nos conversations du samedi soir. Mais c’est vrai qu’un parlement verrouillé est pire qu’un président verrouillé par des intérêts de classe, parce que le peu de velléité de réformes qui peut naître est immédiatement noyé par le jeu des intérêts de chapelle, et le parlement n’est plus un lieu de décision. Le parlement sous l’Ancien régime au 18ème siècle en France était rempli de vieux réactionnaires, calotins et ce qui restait de jansénistes, avec leur poste à vie, etc., quand le roi était finalement celui représentait, s’il en était capable, le parti de la réforme, mais sans soutien ni populaire ni des élites en place. Plus que l’institution, parlement ou président, ce qui importe c’est bien l’inclusion de couches sociales larges dans la mécanique du pouvoir. Plus facile à dire qu’à faire. Dans beaucoup de pays d’Amérique latine, la classe moyenne et les classes populaires sont si peu incluses que le seul moment crédible de réformes est celui d’un caudillo antiparlementariste s’appuyant sur le populisme, et la démagogie qui va avec, pour disposer de l’oxygène nécessaire. C’est rarement gagnant, l’Argentine étant le cas typique, où paraît-il la couche des grands agro-industriels exportateurs y est assez gratinée. Il n’y a heureusement pas ça au Chili, en tout cas à ce degré.

Ouf, j’ai fini !

§- L’âge est un naufrage. Ça pourrait foutre le bourdon à moins placide que moi. Malgré l’air froid qu’apporte le volcan enneigé, je vois Coralia et Benjamin (le fils de Pamela) regarder la télé pieds nus et en chemise quand je mets pull et polaire. Le sang gicle et bouillonne joyeusement dans leurs veines. Chez moi, il commence à trainasser dans quelque bras mort.

§- Vu du Chili (je dis ça rhétoriquement pour garder à ces snippets leur caractère chilien alors que celui-ci n’en a aucun), Sarkozy n’est pas San Martin. Il a pris le pouvoir et veut le reprendre. Il dit : « Y’a bientôt 2 milliards d’Africains et ça, c’est un problème ! ». Qu’est-ce qu’il peut y faire ? Mais entendez : « Avec moi, vous êtes protégés ! ». Le réchauffement climatique ? « Ça va et ça vient tout seul ! On n’a pas besoin d’être protégés ! », alors que là on peut y faire. Il est capable de changer du tout au tout son discours au second tour s’il passe les primaires de la droite, auxquelles, à propos, je vais m’inscrire, puisque ça semble devoir être le seul moment d’enjeu démocratique dans ces présidentielles qui arrivent.

§- Clément et Pamela ont en annexe de leur vivero (jardinerie) une petite tienda (boutique) au centre-ville,. Super-charmante. Au joli nom de « Jardinia ». Photos :

J’ai gardé la boutique une journée et fais mes premières ventes. Ça marche. Le créneau me semble bon. Mais, assez tatillonne, l’administration chilienne ! Pour chaque vente, faut remplir un boletín, reporter le chiffre d’affaires de la journée dans un grand livre, un seul stylo est possible, ratures interdites. Gare aux inspecteurs qui passent assez souvent, à l’improviste et déguisés en quidam. Un manquement, une amende ; trois, retrait de la licence pour un an. Le mois fini, on passe le tout à la contadora (expert comptable, obligatoire ! voici, comme en France, une super-profession) qui fait la fiche TVA (nota : on peut bien-sûr la faire soi-même par internet). Les gens ici me disent : pour gagner de l’argent avec une boutique, faut faire au moins 30% de black. Et moi, la belle âme, l’archange saint-Michel contre les fraudeurs du fisc, voilà que je demande à Clément comment il peut s’arranger pour faire du black !

§- Jardinia. Clément regrette de ne pas avoir nommé son entreprise : « Jardina ». Moi, ça me plait comme ça. Et vous ? Beau mélange des langues. Y’a déjà une grande marque d’outils de jardin qui s’appelle Gardena. Mon petit espagnol de débutant me fait dire que Jardiña ou Jardinía auraient fait plus castillan. Mais c’est la petite touche du francés du coin.