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Le blog de François Meunier

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L’encyclique sur le climat et l’économiste

Article publié le 23/10/2018

Je reprends ici le texte publié en 2015 dans la revue Commentaire sur l’encyclique Laudato Si.

  1. Meunier, « L’encyclique Laudato Si’ et l’économiste », Commentaire, 2015/4, n°152.

 Il s’agit d’un texte fort, qui oblige, dans la quête écologique, à revoir la notion chrétienne de domination de l’homme sur la nature, qui associe la lutte pour l’environnement et la lutte contre la pauvreté ; mais un texte qui, dans cette double recherche, oublie et déprécie l’apport croissant de l’économiste et des techniques de marché à l’écologie.

 

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L’encyclique Laudato Si est un texte fort. Par la langue et par la force de l’appel en faveur de « notre sœur la terre », de « la sauvegarde de la maison commune » comme l’indique le sous-titre. Le moment est bien choisi alors que s’ouvre la conférence de Paris sur le climat. Le texte fait taire ceux qui voudraient prendre en otage la foi chrétienne pour nier l’origine humaine du réchauffement climatique. Il étonne par son respect des dernières données des sciences de la terre et par son ouverture aux autres religions et aux non-croyants, « à tous les hommes de bonne volonté », comme disait Jean XXIII. Il témoigne de la force du magistère du pape François et de l’Église catholique : qui lance aujourd’hui des messages d’une telle portée mondiale ? Il n’est pas sans habileté politique, dans cette période de forte mutation au sein de l’Église : les abondantes références aux écrits de Jean-Paul II, de Benoît XVI et des communautés d’évêques évitent qu’on puisse trop chercher les ruptures avec le corps de doctrine de l’Église. Le texte est salué de toute part.

De toute part… sauf chez les économistes, certes une population toujours un peu grincheuse[1]. Si l’apport de la science est jugé vital pour les questions d’environnement, ce ne serait pas le cas de la science économique. L’économie de marché se voit dénier toute capacité à porter remède aux problèmes de l’environnement. Le progrès technique en grande partie aussi. D’où une certaine frustration. Les économistes pensaient, après un lent démarrage, être revenus aux premiers rangs dans l’effort de lutte contre les dégâts sur l’environnement, avec des premières solutions et des premiers succès. L’environnement est devenu un thème central de la discipline. C’est un économiste, le sud-coréen Hoesung Lee, qui a été élu président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

C’est à ce hiatus que s’attache le présent essai, en traitant tour à tour les différents domaines couverts par l’encyclique qui ouvrent un dialogue avec l’économiste[2].

 

1- La domination sur la nature

C’est un des deux thèmes centraux de l’encyclique. Il prend acte que le rapport traditionnel entre l’homme et la nature, ancrée au plus profond de nos cultures, était sur le mode de la domination et que la religion chrétienne a appuyé et nourri cette vision du monde. La phrase de la Bible est célèbre : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur terre. » (Gn 1-28) L’encyclique rejette clairement une telle lecture du texte biblique et donc le concept de domination. Elle met en avant la notion de bon gestionnaire des ressources naturelles, l’homme étant l’égal d’un jardinier ou d’un berger veillant sur ses moutons. L’ambigüité étant le propre de tout texte sacré, elle trouve sans peine dans la Bible les mots qui contredisent ce premier message, par exemple que l’homme est là pour « cultiver et garder » le jardin du monde (Gn 2-15) ? Garder, dit l’encyclique, « signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller. Cela implique une relation de réciprocité responsable entre l’être humain et la nature. » (§67). Ou encore : « La façon correcte d’interpréter le concept d’être humain comme seigneur de l’univers est plutôt celle de le considérer comme administrateur responsable. » (§115)

La critique faite à l’économie de marché est de sacrifier aussi à cette obsession de la domination, de ne raisonner qu’en termes de valeur d’utilité ou d’usage, l’animal ou toute partie de l’environnement n’étant là que pour satisfaire les besoins (l’utilité) de l’individu, ne prenant sa valeur qu’au regard de ce qu’il est prêt à sacrifier pécuniairement pour eux. Cette critique est recevable : après tout, les acteurs économiques et l’expression intellectuelle de leur activité reflètent les valeurs sociales dominantes, largement forgées d’ailleurs par le christianisme. Mais elle est incorrecte aujourd’hui s’agissant des économistes. Pour le signifier avec l’exemple de l’extinction des espèces animales, l’encyclique indique : « quand on parle de biodiversité, [l’économie de marché] la conçoit au mieux comme une réserve de ressources économiques qui pourrait être exploitée, mais on ne prend pas en compte sérieusement, entre autres, la valeur réelle des choses, leur signification pour les personnes et les cultures, les intérêts et les nécessités des pauvres. » (§190). Si en effet la baleine ou le thon rouge se font plus rares en mer, il y a un cout économique pour la pêche, rendue plus incertaine, et donc un cout pour les consommateurs de poisson. Mais l’économiste prendra aussi en compte une valeur de non-usage ou de préservation. La raréfaction des baleines fera croître cette valeur, par exemple chez l’individu qui aime les voir souffler l’eau, ou l’idée qu’elles continuent, même sans lui, à le faire. On peut reprocher à la formulation de « valeur de préservation » son ancrage conséquentialiste (ma satisfaction personnelle vient de la préservation des baleines), mais l’encyclique reste exactement sur la même logique. Elle se contente d’habiller de mots différents la fin suivie : satisfaction de l’individu ou du planificateur social pour l’économiste, valeur pour la collectivité et les cultures pour l’encyclique. Dans les deux cas, on ne traite pas la question en termes déontologiques, à savoir par exemple le droit des animaux à vivre sans être traités comme des moyens. Le terme de « droit des animaux » est d’ailleurs absent, avec les nombreuses questions que ces droits ouvrent.

L’encyclique maintient la position théologique traditionnelle d’un homme ayant, parce qu’il garde le privilège d’avoir été créé « à l’image de Dieu », une prééminence sur le reste de la nature, même s’il ne s’agit plus d’ « une domination absolue sur les autres créatures » (§67). « Quand la pensée chrétienne revendique une valeur particulière pour l’être humain supérieure à celle des autres créatures, cela donne lieu à une valorisation de chaque personne humaine. » (§119), phrase à laquelle l’économiste est tenté d’ajouter en creux : une valorisation aussi des autres créatures, ce qu’il fait avec la notion de valeur de préservation. Mais où est la limite à donner à ce privilège ? La phrase suivante, très kantienne, reflète cette ambigüité : « pour cette raison, les Évêques d’Allemagne ont enseigné au sujet des autres créatures qu’on pourrait parler de la priorité de l’être sur le fait d’être utile » (§69). Si l’animal devient un être en soi, il est difficile de lui assigner une valeur d’usage pour l’homme, même dans le cadre de la gestion bienveillante d’un « administrateur responsable », et ceci tant pour l’économiste que pour le message papal[3].

Au passage, sans trop connaitre la théologie de François d’Assise, il semble qu’on s’écarte ici d’un certain immanentisme franciscain, où l’esprit de Dieu, descendu sur terre, traverse de façon égale l’ensemble de ses créatures, qui peuvent dès lors s’appeler mutuellement frères et sœurs. Dans les textes de François d’Assise, c’est la terre elle-même qui est désignée comme une personne, la sœur de l’homme, poétiquement certes, mais personne quand même. Il y a similitude avec certains mouvements écologistes qui personnifient la terre et lui donne même le nom de Gaïa, un vaste supraorganisme prenant pour cellules l’ensemble des organismes qui y habitent, un être vivant et autonome à l’égal des autres astres du ciel. Ce n’est bien-sûr pas la terre en elle-même qui est menacée ; elle a le temps pour elle et nous autres, êtres vivants, ne sommes au vrai que quelques acariens s’agitant à sa surface. L’encyclique dit finement que la menace porte sur « la maison commune », celle que la terre forme avec les hommes et toutes les formes de vie.

 

2- Le marché et la propriété privée

L’image biblique du berger qui garde bien ses moutons est un bon point de départ. Le berger, propriétaire du troupeau, ou agent de ce propriétaire, est l’ « administrateur responsable ». Son troupeau est facile à compter et à surveiller, il est d’une taille telle qu’il ne rencontre pas sa barrière écologique par surpâturage ou profusion des prédateurs. La question du droit à paître semble réglée : aucun autre berger ne dispute la même pâture. Il est en quelque sorte en monopole ou en propriété publique, dirait l’économiste. Enfin, personne autour du berger n’ira s’opposer à la vente ou à l’abattage des moutons et il n’y a pas de valeur ressentie à la préservation. C’est ainsi que le berger jouit de quasi-droits de propriété faciles à observer et à faire appliquer. Dans la pratique, il en va ainsi : l’instauration de droits de propriété est la réponse écologique raisonnablement efficace aux problèmes de rareté qui viendraient à se poser. Si ces droits sont clairement établis, ils permettent au berger de céder ses moutons sur le marché ou de céder son exploitation, le prix qui en ressort traduisant à peu près le cout d’usage de la « ressource ».

Compliquons l’exemple en regardant le cas du stock de thons rouges en Méditerranée[4]. Il est difficile de compter le banc de poissons, qui circule à son gré ; il y a une multiplicité de pêcheurs dont l’intérêt est pour chacun, économie de marché ou pas, de ramener la pêche la plus abondante ; la valeur de préservation n’est pas articulée. Il est impossible ici d’établir des droits de propriété opposables. C’est le plus souvent le cas des ressources naturelles renouvelables (dans les mers ou dans le sol) ou non-renouvelables (énergie, qualité de l’air ou gaz émis, etc.). Si l’exploitation de la ressource dépasse son rythme de renouvèlement (nul pour les ressources non renouvelables à échelle de temps humain), le stock dépérit. Il advient souvent la « tragédie des communs », popularisée par le texte célèbre de Garrett Hardin[5] : le gain tiré d’une unité pêchée supplémentaire va intégralement dans la poche de celui qui attrape le poisson, alors que les couts (de recherche de nouvelles ressources, de mauvaise régénération, de perte de valeur de préservation, de dommages à l’écosystème…) échoient à la collectivité. En situation de non-coopération ou sans mécanisme correctif, il y a surexploitation de la ressource. Ainsi, les réserves de bois, et donc les arbres, sont en déplétion rapide au Sahel, parce que le bois de chauffe y est largement un bien libre et parce qu’il y a vaine pâture, et il est vain d’incriminer au premier chef le climat. Devant cette nuisance, ou « externalité négative » dans le jargon consacré, le marché ne fonctionne plus. Le prix du thon rouge chez le poissonnier exprime le cout de la pêche, de plus en plus difficile en raison de la raréfaction, mais reste éloigné d’une valeur qui inclue la préservation. Et il n’est pas facile de mettre des droits de propriété, y compris des substituts de droits de propriété (par exemple des zones et des quotas de pêche), sachant que les poissons se moquent des frontières juridiques.

Par conséquent, ce n’est pas l’instauration de droits de propriété qui est coupable de l’extinction des ressources (on verra les exceptions), c’est au contraire l’incapacité à les mettre sur pied, et donc implicitement à définir un marché de la ressource. Voici le sujet que la société doit affronter. La recherche économique tente activement aujourd’hui de démêler ces effets et de proposer des « mécanismes » de substitution à usage de l’administrateur efficace.

Il est regrettable que l’encyclique laisse entendre de façon répétée que ce problème des communs tient uniquement à l’essor de l’économie de marché, en raison de l’insatiable dévoration des ressources qu’encourage une économie basée sur le profit. « Tandis que la qualité de l’eau se détériore constamment, il y a une tendance croissante, à certains endroits, à privatiser cette ressource limitée, transformée en marchandise sujette aux lois du marché. » (§30) « Les ressources de la terre sont aussi l’objet de déprédation à cause de la conception de l’économie ainsi que de l’activité commerciale et productive fondée sur l’immédiateté. » (§32) « L’économie assume tout le développement technologique en fonction du profit, sans prêter attention à d’éventuelles conséquences négatives pour l’être humain. Les finances étouffent l’économie réelle. » (§109) Et, au cas où l’économiste des ressources rares ne serait pas découragé : « L’environnement fait partie de ces biens que les mécanismes du marché ne sont pas en mesure de défendre ou de promouvoir de façon adéquate. (…) Est-il réaliste d’espérer que celui qui a l’obsession du bénéfice maximum s’attarde à penser aux effets environnementaux qu’il laissera aux prochaines générations ? » (§190)

L’encyclique n’apporte pas d’exemples précis, mais on imagine cette dénonciation s’adresser à l’agroalimentaire brésilien qui déforeste tant et plus ; ou aux compagnies minières du Congo qui poussent l’exploitation à ses limites, dans des conditions de travail répugnantes et qui pourrissent les institutions en place. Est-ce du marché ? ou de la prédation pure et simple, dans un cadre largement dérégulé ou bien stupidement régulé : c’est le gouvernement brésilien qui donnait jusqu’à une date récente la propriété de la terre à qui la déforestait et était capable d’évacuer le bois ainsi collecté, dans une application singulière du principe de la terre à celui qui la travaille.

Ces abus ne sont pas propres au marché ni à la propriété privée. Ni à la société industrielle, même si elle porte les dégâts à une tout autre échelle : de tout temps, l’homme a été dans une relation contradictoire avec son bio-environnement. Il serait angélique de peindre les sociétés préindustrielles comme de bonnes gardiennes de la nature. Les cas de rupture existent et font l’objet des livres à succès de Jared Diamond. Si elles sont brutales, l’issue pour la population est de quitter les lieux, comme c’est le cas autour de la mer d’Aral, détruite par l’homme ; ou bien de s’enfoncer dans le chaos, pour celle de l’île de Pâques qui n’avait pas les moyens de la fuite. C’est le mouvement même de la vie que de se répliquer jusqu’au bout de ses limites écologiques, un instinct il est vrai particulièrement aiguisé chez l’espèce humaine. Maimonide est fameux pour ce proverbe, qu’on imagine proféré devant un lac poissonneux : « Donne un poisson à un homme, il mangera pour sa journée ; apprends à pêcher à un homme, il mangera pour la vie. » La vérité est plus banale : apprends à pêcher à un homme et tu as là le début de la fin d’une niche écologique. Au vrai, les institutions de marché ont pu apporter historiquement certains garde-fous. Pour le dire plaisamment, s’il y avait eu sur l’île de Pâques un marché à terme de la stère de bois – un énorme « si » qui suppose une infrastructure juridique et institutionnel complexe –, l’épuisement des ressources ne se serait pas produit.

Pourquoi est-il difficile de mettre en place un marché ? Les raisons sont multiples : la difficulté d’associer le dommage et le bénéfice dans le temps ou dans l’espace ; un environnement écologique complexe qui rend futile un périmètrage précis de la ressource à préserver ; ou l’insuffisance du cadre institutionnel propre à établir ces droits et à les faire respecter : c’est le cas d’un État déliquescent, dont les ressources naturelles sont pillées et les élites locales achetées. Un marché qui marche est une chose fragile, et c’est le rôle des institutions de le construire et de le préserver.

Ce rejet par l’encyclique des droits de propriété comme instrument de bonne allocation n’épargne pas davantage la propriété publique, c’est-à-dire la nationalisation : « La rationalité instrumentale, qui fait seulement une analyse statique de la réalité en fonction des nécessités du moment, est présente aussi bien quand c’est le marché qui assigne les ressources, que lorsqu’un État planificateur le fait. » (§195) On montre pourtant qu’un monopole bienveillant, c’est-à-dire avec une bonne gouvernance, étatique ou non, a souvent comme avantage d’ « internaliser » le dommage externe, selon le terme technique des économistes, comme le fait le berger qui évite le surpâturage quand il est le seul à détenir le troupeau. On raconte que l’université de Cambridge au Moyen-âge avait accaparé, sur permission royale, les forêts entre Cambridge et Londres. C’était le moyen pour elle de s’assurer que les grands arbres ne seraient pas pillés et qu’elle serait toujours en mesure de changer les poutres des bâtiments.

Ce rejet concerne aussi les tentatives d’établir des substituts aux prix de marché ou des « mécanismes » qui ont les mêmes effets incitatifs que le feraient des prix correctement établis. C’est un domaine extrêmement actif de la recherche économique et d’un enjeu majeur quand un marché est incapable de fournir les bons signaux. Par exemple, le réchauffement climatique ou l’appauvrissement des mers sont des sujets plus graves que l’épuisement des ressources en pétrole. Dans ce dernier cas, le marché est une force stabilisante : la rareté provoque la hausse du prix, qui rend davantage rentables ou suscitent les alternatives techniques au pétrole. Mais cette force de rappel n’existe pas s’agissant de la teneur en CO2 de l’atmosphère. Il est raisonnable de songer à créer un substitut de marché.

L’instrument depuis longtemps retenu est la taxe dite incitative ou comportementale, ou son corollaire la subvention. Or, le mot « taxe » n’apparait pas une seule fois dans le texte, alors qu’un coup de pouce papal aurait été bienvenu pour que cet instrument soit perçu positivement par le grand public et non une fois de plus comme une spoliation par l’État.

Une autre technique est le droit négociable, qui là encore simule ce que serait un fonctionnement de marché. À la différence d’un quota, et peut-être aussi d’une taxe, il y a ici directement incitation à faire mieux que l’objectif souhaité par le régulateur. S’il vous imposait par quota de réduire vos émissions de CO2 de 10% et que vous puissiez en fait les réduire de 30% à cout négligeable alors que le cout serait astronomique pour votre voisin, il est malin de rendre ces quotas négociables. Ainsi, par cession de droits trop généreux pour moi, je suis incité à réduire jusqu’à 30% mes émissions tout en permettant à mon voisin qui les achète de limiter son investissement. La difficile question d’équité entre les pays émergents (peu responsables historiquement des émissions de CO2) et les pays développés est gérée plus souplement : le Mali pourra revendre ses droits et rester incité à l’effort. Un avantage non négligeable est aussi de permettre au régulateur de disposer d’un regard sur les transactions, et donc de savoir là où la réduction est facile et là où elle bloque. En quelque sorte, il dispose d’un substitut du prix du CO2, c’est-à-dire une première idée de la vraie rareté de la ressource. Il ne sera pas besoin d’une armée d’ingénieurs pour savoir si l’électricité que j’achète, ou le double vitrage que j’installe, sont plus ou moins économes en carbone : le prix imposé du carbone diffusera l’information de façon à peu près fluide.

Cette technique est loin d’être applicable à toute situation. Là encore, le cadre institutionnel importe. L’Union européenne a trop vite tenté d’instaurer un marché européen des droits d’émission du carbone. Mais la technique a permis la quasi-élimination des émissions d’oxyde de soufre. Elle ne mérite pas le paragraphe condescendant que lui accorde l’encyclique : « La stratégie d’achat et de vente de “crédits de carbone” peut donner lieu à une nouvelle forme de spéculation, et cela ne servirait pas à réduire l’émission globale des gaz polluants. (…) Au contraire, il peut devenir un expédient qui permet de soutenir la surconsommation de certains pays et secteurs. » (§171) Il reste encore et toujours ce préjugé qu’il est offensant de vendre et acheter des « droits à polluer », comme il le serait de vendre des organes humains.

Pourtant, là est l’ambigüité, il est un endroit du texte qui révèle, à corps défendant, ce qu’est la position de l’économiste : « Le principe de la maximalisation du gain, qui tend à s’isoler de toute autre considération, est une distorsion conceptuelle de l’économie. (…) Cela veut dire que les entreprises obtiennent des profits en calculant et en payant une part infime des coûts. Seul pourrait être considéré comme éthique un comportement dans lequel les coûts économiques et sociaux dérivant de l’usage des ressources naturelles communes soient établis de façon transparente et soient entièrement supportés par ceux qui en jouissent et non par les autres populations ou par les générations futures » (§195). C’est précisément la préoccupation à avoir dans la construction de marchés bien régulés : que le calcul soit fait avec les bons prix, des prix reconstitués, qui restaurent la légitimité du calcul économique. Pourquoi alors la rhétorique anti-marché qui précède ?

 

3- Small is beautiful

De nombreux passages de l’encyclique donnent une autre voie de sortie à cette malédiction des communs. Il s’agit de favoriser « les communautés de petits producteurs [qui] optent pour des systèmes de production moins polluants, en soutenant un mode de vie, de bonheur et de cohabitation non consumériste. » (§112). L’objectif, on le verra plus loin, présente en outre l’avantage d’œuvrer contre la pauvreté, dans le cas précis contre la paupérisation des communautés paysannes.

Ou encore : « Il y a une grande variété de systèmes alimentaires ruraux de petites dimensions qui continuent à alimenter la plus grande partie de la population mondiale, en utilisant une faible proportion du territoire et de l’eau, et en produisant peu de déchets. » (§129) Avec cette recommandation politique : « Les autorités ont le droit et la responsabilité de prendre des mesures de soutien clair et ferme aux petits producteurs et à la variété de la production. » (ibid.)

Ces exemples, ajoute ailleurs l’encyclique parlant des coopératives pour l’exploitation d’énergies renouvelables, « montre(nt) que l’instance locale peut faire la différence alors que l’ordre mondial existant se révèle incapable de prendre ses responsabilités. En effet, on peut à ce niveau susciter une plus grande responsabilité, un fort sentiment communautaire, une capacité spéciale de protection et une créativité plus généreuse, un amour profond pour sa terre ; là aussi, on pense à ce qu’on laisse aux enfants et aux petits-enfants. » (§179)

Il y a un très fort regain d’intérêt chez les économistes pour les petites structures dans la gestion des communs, notamment suite et grâce au prix Nobel qui a été donné à Elinor Ostrom qui a travaillé sur ces biens, intermédiaires entre les biens privés (où le marché domine) et les biens purement publics (dont le marché est absent)[6]. Des communautés ont su de tout temps, en dehors de tout cadre de marché, de propriété privée ou de monopole entre les mains du souverain, organiser l’équilibre dans la gestion des ressources rares. De même, des petites entreprises ou artisans ou agriculteurs sont moins en mesure que des multinationales de peser sur les autorités politiques pour qu’elles soient complices de la prédation de ressources. Les corporations ou les syndicats de travailleurs aboutissent dans certains cas à ces modes de régulation.

Mais, comme pour les marchés, il faut éviter l’emballement intellectuel[7]. De tels équilibres acquis au fil du temps restent fragiles, plus difficiles à mettre en place quand la communauté en question est très grande (l’institution politique prend le dessus), ou bien soumise à forte croissance démographique ou à une hétérogénéité politique. Les dégradations de l’environnement rural au Sahel en témoignent. Dans le monde moderne, la corporation ou l’autorégulation, qui sont de telles formes de communautés régulatrices, ont moins bonne presse en raison des risques de captation par des intérêts particuliers et parce qu’elles fonctionnent souvent par barrage à l’entrée des nouveaux venus, péchant alors sur le plan de la démocratie.

Et toujours, ces communautés autorégulées mettent en place des règles très strictes de contrôle démographique, sentant bien le pouvoir dissolvant qu’aurait une trop libre circulation des hommes ou une natalité débridée. Cela rend plus difficile la position nataliste que continue à soutenir fermement l’encyclique à la suite du « soyez féconds et multipliez » du texte biblique. « Il faut reconnaître que la croissance démographique est pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire » (§50). On s’interroge sur ce qu’impliquerait pour sœur Terre un doublement de la population actuelle, tout en permettant à chacun de vivre dignement, « dans des villes amples » et gardant le « contact physique avec la nature » (§44 et aussi §143).

 

4- Le progrès technique et la tenaille malthusienne

L’encyclique fait une analyse nuancée du progrès technique et de l’innovation. Nulle vision rétrograde, les innovations peuvent être belles et civilisatrices. « Peut-on nier la beauté d’un avion, ou de certains gratte-ciels ? » (§103) Les dons pour la science, à l’égal des dons artistiques, doivent s’exprimer librement : ils ont été donnés par Dieu. Pas de refus de principe des manipulations transgéniques (§135), pourtant un sujet controversé. La seule restriction à cet égard concerne – justement à mon sens – les conséquences que peut avoir la génétique agricole sur les modes de vie ruraux, avec une privatisation qui accroît la dépendance des paysans aux grandes firmes agroalimentaires. Voici un domaine, la propriété intellectuelle, où les sociétés ont accepté de longue date la mise en place de brevets, licences et droits d’auteur, dont les dommages en termes de captation de rente et d’inégalités des richesses excèdent souvent les avantages en matière d’incitation. L’encyclique aurait pu le mentionner.

Mais cette introduction bienveillante est suivie de reproches, si ce n’est à la science, du moins au « paradigme technocratique », sans qu’on puisse bien distinguer ces deux termes. Il y a bien-sûr le risque prométhéen, celui d’un progrès technique poursuivi pour lui-même, sans examen de sa finalité sociale, qui peut déraper sans que nos sociétés aient les moyens culturels, moraux et institutionnels d’appréhender pleinement les conséquences de l’innovation. Avec cette forte phrase : « Dans cette équivoque, l’humanité postmoderne n’a pas trouvé une nouvelle conception d’elle-même qui puisse l’orienter, et ce manque d’identité est vécu avec angoisse. Nous possédons trop de moyens pour des fins limitées et rachitiques. » (§203). Ensuite, le risque que le progrès technique évince le travail, les machines chassant l’homme, ce qui est in fine une question empirique, très débattue aujourd’hui ; mais aussi qu’il le dévalue, privant l’homme du lien avec sa communauté, de son interface active avec la nature et de son « inclusion sociale » (un mot que l’encyclique reprend (§109) des travaux des économistes institutionnalistes). Les économistes peuvent ici prendre quelque leçon, eux qui voient le travail comme une « désutilité » et le loisir comme un bien de satisfaction, oubliant à quel point un travail épanouissant sert à la plénitude de la vie.

Mais, c’est le point important ici, le texte papal exprime des doutes sur la capacité de la technologie à aider dans les questions environnementales parce que « le paradigme technocratique tend aussi à exercer son emprise sur l’économie et la politique. » (§109) En clair, on chercherait trop à répondre aux défis sur l’environnement par la science, l’innovation et la croissance. L’encyclique est même sur le mode d’une croissance zéro, l’heure étant venue « d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des res­sources pour une saine croissance en d’autres par­ties. » (§192) Or, sur le long terme, si l’on exclue le rattrapage sur les pays qui sont à la frontière technologique, on sait que la croissance ne vient que de la démographie et de l’innovation. Cela reviendrait-il à bloquer l’un et l’autre ?

Une approche trop prudente en matière d’investissement technique (l’encyclique, §186, réitère le principe de précaution dans sa formulation classique du traité de Rio) épargne les ressources aujourd’hui, mais souvent au prix de renvoyer à demain le problème. L’encyclique refuse pourtant de poser le dilemme écologie / technologie dans sa dimension d’arbitrage entre le court et le long terme, avec les conflits politiques qui peuvent en découler. Quelques mots là-dessus.

Quand la croissance de la population ou du revenu par tête se fait sans progrès technique, elle se heurte rapidement à la rareté des ressources. On peut appeler cela la « tenaille malthusienne », qui joue toujours subtilement : un environnement trop propice apparaît comme une corne d’abondance, consommée joyeusement, sans que la société investisse pour en gérer la fin. À l’inverse, la pression de la rareté stimule souvent les progrès techniques propres à s’en libérer. La naissance de l’agriculture ou la domestication animale ont été de telles ruptures par le haut[8].

Le débat sur le réchauffement climatique illustre le même dilemme, mais aujourd’hui à l’échelle mondiale. S’il ne trouve pas de solution, le monde moderne tombera dans une sorte de trappe analogue à celle de l’île de Pâques, lui qui est, pour longtemps encore, dans un isolement radical, modeste île perdue dans l’océan de l’univers. Échapper à la tenaille donne un rôle central au développement des connaissances et à l’éducation. Se contenter d’épargner les ressources rares sans progrès technique ne sert qu’à reculer l’échéance. On peut alors dire merci à monsieur le bourreau, mais il est plus sage de mettre le délai gagné au profit du développement des connaissances (une ressource qui est probablement inépuisable) et organiser la sortie par le haut.

J’illustre ce dilemme par un court apologue, celui de la chambre froide. Une bande d’amis explorant des entrepôts oubliés se retrouvent enfermés dans une chambre froide. C’est à terme la mort assurée. Mais ils ont la chance de disposer d’une réserve de bois leur assurant 30 jours de chauffage, et donc 30 jours de survie, sachant qu’ils ont avec eux nourriture et eau en abondance. Leur choix stratégique est simple : ils peuvent attendre les 30 jours et jouer la chance qu’une main extérieure vienne déverrouiller la serrure. Ils peuvent même épargner l’énergie, gagner 30 autres jours en grelotant, et augmenter ainsi leur chance d’être libérés. Ils peuvent retenir une option plus radicale : un grand feu devant la porte pourrait faire éclater de chaleur la serrure et les libérer, mais un grand feu qui consommerait d’un coup tout le stock de bois. Le choix est difficile et va dépendre des chances que la main libératrice apparaisse ou que le chauffage de la serrure ne soit pas une idée farfelue. Si la libération est jugée très peu probable, le saut en avant technique est rationnel, fut-il très consommateur d’énergie. Dans les deux cas, vous pouvez vous tromper, mais du moins avez-vous choisi votre destin.

Ce n’est jamais avec cette brutalité que le dilemme s’est posé dans l’histoire humaine. Les choix techniques sont multiples et parfois réversibles, les ressources rares s’épuisent lentement et parfois se reconstituent. L’homme a plutôt réagi inconsciemment, sans rendre explicite le dilemme, procédant davantage par essais et erreurs qu’au terme d’un pari rationnel. L’image est celle du Super-Mario du jeu vidéo qui glane le long de son parcours des « vies » lui permettant d’accéder à la phase ultérieure du jeu. C’est le propre de l’époque moderne d’essayer de poser le dilemme en termes rationnels, par des mécanismes décentralisés comme le sont des marchés régulés, une gestion à plus grande échelle des communs ou, s’agissant de biens publics mondiaux, par la tentative de processus politiques convergents, guère plus faciles à établir. Le message papal n’aide pas sur ce point : entre les conversationnistes qui préconisent l’arrêt de la croissance et un Bill Gates qui fait pression pour que les États accélèrent fortement la recherche en technologie, il tranche en faveur des premiers.

C’est ici qu’on revient à la notion théologique de la « domination ». Kolakowski, un penseur chrétien important mais trop peu connu en France[9], montre excellemment l’oscillation de la pensée chrétienne dans sa vision de la nature et de la légitimité qu’a l’homme à peser dessus. La nature aura été vue tantôt avec une vision de glorification, comme expression de Dieu, et donc fondamentalement bonne ; et tantôt comme source du mal, de maux faits à l’homme, de forces incontrôlées qu’il convient de maîtriser à la fois en l’homme et par l’homme, c’est-à-dire, pour ce second volet et en termes modernes, par l’innovation technique. Ce débat a été très vif à l’époque des Lumières et s’est plutôt conclu en faveur d’une vision pessimiste de la nature et donc optimiste du progrès. Le balancier est fortement repoussé du côté glorifiant dans le texte papal. C’est une bonne chose pour faire sentir la chose précieuse que l’homme est en train de gâcher, moins bonne s’il s’agit de repousser les tentatives faites pour en corriger le cours.

 

5- L’écologie et la pauvreté

C’est, à côté du rejet de la domination absolue sur la nature, la seconde idée cardinale qui traverse l’encyclique : la quête écologique ne peut être dissociée d’un souci envers les pauvres. « Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres. » (§49) Ou cette phrase magnifique : « Ces situations provoquent les gémissements de sœur terre, qui se joignent au gémissement des abandonnés du monde, dans une clameur exigeant de nous une autre direction. » (§53) Cet alignement du souci des pauvres et du souci de la nature a une vraie force théologique, et s’oppose en cela à une certaine tradition chrétienne. En effet, dès les origines et en rejet absolu du droit romain, le christianisme a prôné l’égalité de toutes les âmes sous le regard de Dieu, interdit l’esclavage et lié pauvreté et rédemption. Dans un essai récent, Larry Siedentop montre à quel point cet égalitarisme, cet appel à une communauté humaine soudée, a eu besoin, dans l’affirmation de cette identité, du rejet de la nature dans une identité inférieure[10].

Il reste que les mal-lotis sont les premiers à souffrir d’une dégradation de l’environnement. C’est évident pour les pays les moins avancés qui sont majoritairement situés dans des zones humides et chaudes du globe, dont les spécialistes nous disent qu’elles seront les plus affectées par le réchauffement climatique, le Canada et la Sibérie pouvant peut-être s’en satisfaire. Or, ce sont les pays du Nord qui portent la responsabilité de la saturation présente en CO2. Ici, l’encyclique est dans son rôle de réclamer aux pays riches plus de redistribution vers les pays pauvres (§172), au nom de la solidarité, mais aussi dans leur intérêt. De même, l’encyclique réclame des institutions internationales plus fortes, avec pouvoir de sanction (§175).

Le cas est moins simple s’agissant d’un même espace national. Certes, les bas-revenus ont à souffrir davantage d’une dégradation de l’environnement, parce qu’ils ont moins les moyens de se prémunir ou de compenser le dommage subi. En conséquence, « au-delà d’une loyale solidarité intergénération­nelle, [l’] urgente nécessité morale d’une solidarité in­tra-générationnelle renouvelée doit être réaffirmée » (§162). Mais, comme pour le progrès technique, la question a une dimension temporelle : alignés sur le long terme, les deux objectifs, nature et pauvreté, le sont plus difficilement sur le court terme. Par exemple, les postes énergie et alimentation pèsent d’un poids très lourd dans le budget des bas revenus. Toute mesure, pourtant saine, qui fait monter le prix de l’essence ou de la viande bovine pèse davantage sur leur consommation. Le corps politique doit affronter cette question d’équité dans le temps : pourquoi les générations futures, qui, l’histoire l’a en tout cas montré jusqu’ici, seront vraisemblablement mieux loties que les générations présentes, devraient-elles profiter de sacrifices faits aujourd’hui, à une époque où quantité de besoins de base ne sont pas satisfaits ? Aurait-on dû réduire, vu de maintenant, la consommation de pétrole de nos arrières grands-parents et ainsi gagner une décennie dans le contrôle de la ressource, quand ils n’avaient que la lampe à pétrole et un niveau de vie beaucoup plus bas ?

Peut-être le réchauffement climatique représente-t-il une menace telle que « cette fois, c’est différent » et l’arbitrage doit être sans ambages au profit des générations de demain. Si on pense ainsi, le message papal est le bienvenu, mais surtout à titre de mobilisation politique, capable pour le public d’embarquer la cause de l’environnement grâce à celle de la justice sociale. Mais pour que l’incantation ait sa force positive, il importe que les États accompagnent toute politique publique en faveur de l’environnement (qui vont toucher le prix des produits de base) de mesures très claires de redistribution des revenus. Il faut aussi que le message économique demeure : s’il est nécessaire d’assurer l’accès à l’eau ou à l’énergie aux populations pauvres, il faut y regarder à deux fois avant de réaliser cet objectif en abandonnant le système des prix, par exemple en maintenant artificiellement bas le prix de l’eau et de l’énergie. D’autres moyens existent, comme l’action directe sur le revenu ou des coupons pour accéder à la ressource, là encore un domaine où la recherche économique est utile. À être plus nuancée sur cette question, l’encyclique aurait gagné en pédagogie, peut-être au prix d’une percussion moindre.

 

Conclusion – La prise de conscience est une arme

 

Parce qu’au fond, c’est cela qui domine dans l’encyclique : une sonnette d’alarme, qui aide à la mobilisation intellectuelle et spirituelle des opinions en faveur de l’environnement, et qui le fait sans céder au catastrophisme, à rebours d’une certaine écologie qui, à trop jouer sur le mode crépusculaire, provoque la réaction inverse. Le mot retenu est celui d’ « écologie intégrale », « vécue avec joie et authenticité » (§10). L’économiste est ici pris à partie quand il en reste à la notion d’intérêt individuel. Certes, il n’est pas dans « notre intérêt » de polluer, puisque cela abîme notre cadre de vie et celui de nos enfants. Le consommateur y aide, dans sa pression sur les entreprises, et le citoyen aussi, sur le corps politique. Mais il est efficace aussi de se placer dans le registre de la norme de vie, de la conviction et de l’éthique : il n’est tout simplement pas acceptable, il est « répugnant », de faire telle ou telle chose. Abattre un lion d’Afrique provoque l’indignation, comme on l’a vu récemment sur une affaire de chasse parue dans la presse. De même, il est répugnant aujourd’hui que des entreprises usent du travail des enfants, comme on a fini par trouver répugnant il y a deux siècles le travail esclave.

L’idée de l’écologie intégrale est, un pas plus loin, de ne pas se limiter au souci de la nature, mais de notre place dans l’ordre naturel, ce qui traite tout autant de notre attitude face à autrui, au premier chef les pauvres, face à nous-même, à notre corps, à notre équilibre intérieur[11]. À l’égal de la nature qui fait preuve d’une complexité immense, dans une interaction généralisée entre les phénomènes, notre réflexion doit être faite d’interactions et de complexité. « Elle devrait être un regard différent, une pensée, une politique, un programme éducatif, un style de vie et une spiritualité (…) » (§111) C’est par estime de soi que certaines attitudes face à l’environnement ne sont pas acceptables. Là où l’économiste cherche à internaliser le dommage écologique, le message de l’encyclique cherche à l’intérioriser. La norme ne vient plus de l’extérieur, mais de soi, ce que les Anciens appelaient la « tempérance ». On cède ici le pas au magistère moral et l’encyclique, au-delà de son inspiration chez François d’Assise, trouve des mots qu’on pourrait lire chez Marc-Aurèle et les stoïques[12].

Si l’on devait alors souhaiter une chose pour cette écologie qui se veut intégrale, qui admet et absorbe l’ensemble des connaissances, c’est de ne pas rejeter celles des connaissances qui ont pu être accumulées dans la bonne gestion de la rareté, c’est-à-dire l’économie.

François MEUNIER

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[1] Récemment : William D. Nordhaus, « The Pope & the Market », New York Review of Books, October 8, 2015.

[2] Par simplicité dans les citations, on omet les références internes aux textes cités. Certains guillemets sont donc oubliés à cette occasion.

[3] L’un et l’autre pourraient s’interroger sur la valeur que prendra le dernier rhinocéros blanc d’Afrique par rapport au sept-milliardième bipède qui peuple la planète.

[4] Pour une bonne présentation de l’économie des ressources rares, on se reporte à : Brown, Gardner, 2000, « Renewable Natural Resource Management and Use without Markets. » Journal of Economic Literature, 38(4), pp. 875-914.

[5] Hardin, Garrett, 1968, « The Tragedy of the Commons », Science, December, Vol. 162, n° 3859, pp. 1243-48.

[6] Ostrom, Elinor, 1990, “Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action”, Cambridge University Press.

[7] Le « commun » devient une sorte d’étendard des économistes qui rejettent tout à la fois les mécanismes marchands et la planification de l’État (ce vers quoi tendait Hardin) et sont plus à l’aise dans le dialogue avec les anthropologues. Elinor Ostrom a pris le statut de star. Brown, voir note 3, fait l’observation que certains économistes ultralibéraux, dans une lecture rapide de Ronald Coase, rejoignent ce courant de pensée : selon le dit « théorème de Coase », il existe toujours des mécanismes décentralisés par lesquels un dommage environnemental sur une ressource rare peut être évité, ceci par le jeu de transactions et indemnités comme au travers de cours de justice arbitrales, qui sont elles-mêmes des substituts de marché.

[8] Voir à ce titre les travaux d’une formidable économiste, sociologue et agronome danoise, un peu oubliée aujourd’hui, Ester Boserup, 1965, « The Conditions of Agricultural Growth: The Economics of Agrarian Change Under Population Pressure ».

[9] Kolakowski, Leszek, 1997, « Modernity on Endless Trial », Un. Of Chicago Press. L’ouvrage reprend en particulier le texte paru initialement en français dans la revue Commentaire : « Où sont les barbares ? Les illusions de l’universalisme culturel », Commentaire, 1980.

[10] Siedentop, Larry, 2015, « Inventing the Individual: The Origins of Western Liberalism », Penguin.

[11] Cette idée est diffuse dans les travaux anthropologiques de Philippe Descola. Le non-humain, ou dit autrement la nature, a été une véritable partie prenante de l’ordre social de multiples communautés humaines du passé. À notre charge, selon lui, de trouver dans nos démocraties modernes les formes institutionnelles de sa représentation. Voir notamment, Philippe Descola, « La composition des mondes », Flammarion, p. 280.

[12] Tout en cédant parfois à la rhétorique du retour aux valeurs immuables du temps jadis : « Depuis trop longtemps déjà, nous sommes dans la dégra­dation morale, en nous moquant de l’éthique, de la bonté, de la foi, de l’honnêteté. » (§229) Le « trop longtemps » date-t-il du péché originel, ou appartient-il plus à notre époque dite matérialiste et consumériste ?