Lettre du Chili n°3
Article publié le 09/10/2018
14 septembre 2016
§- Dans mon quartier, à Vitacura, les rues portent toutes des noms de conquistadors ou de grands du Chili. Y’a par exemple la Ascencio de Zavala, où habite Paula, un gars né en Espagne en 1592, maire de Santiago et mort en 1654. À deux pas, il y a la Francisco de Aguirre, dont voici la bobine, mais qui n’est pas le Lope de Aguirre (de la colère de Dieu). Il y a la Espoz, la Candelaria Goyenechea, une dame qui a épousé un nommé Vergara, une des grandes familles du pays, puisque son lointain descendant est gouverneur de la Banque centrale du Chili, la Manuela Cañas, la Bartolome de las Casas (un immense bonhomme, celui-ci !), la Jerónimo de Molina, etc. Étonnant d’ailleurs, quand je pioche dans internet pour voir qui sont ces gens, je retrouve bien souvent que leurs descendants, parfois deux siècles après, sont encore haut placés dans la société chilienne. Y’a de la reproduction, comme dirait Bourdieu.
Toutes ces rues sont disposées à peu près en damier, selon la bonne logique inventée par le colon espagnol, sur le modèle des villes garnisons, avec des bizarreries, comme la Espoz, une parallèle à la Goyenechea, mais qui, pied-de-nez à Euclide, la coupe en deux points.
Là où je voulais en venir, c’est que Coralia et moi habitons au croisement de la Goyenechea et de la Luis Carrera, et que Luis Carrera, avec ses frères, fut le chef qui a conduit la guerre d’indépendance contre l’Espagne, c’est-à-dire contre ceux des Chiliens qu’on appelait les « réalistes », parce qu’ils pensaient de façon réaliste que l’avenir était entre les mains du roi d’Espagne (on était en 1814, après la guerre d’Espagne). Le chef ? Aïe ! il y a ici une vraie bagarre au Chili. Certains créditent Luis Carrera d’être LE libérateur ; d’autres pensent qu’il s’agit de Bernardo O’Higgins. Le pays est en fait partagé entre les higginistes et les carréristes, selon qu’on pense que c’est l’un plutôt que l’autre à qui l’on doit l’indépendance. Les higginistes ont marqué un point en réussissant à coller le nom de leur héros à l’une des plus prestigieuses avenues de Santiago, alors que Luis doit se contenter de l’élégante mais modeste petite avenue où Coralia et moi habitons, notre contribution à la notoriété de l’avenue restant également modeste. Paula est carrériste (ne pas mettre de « i » !). Et donc moi, je suis carrériste (ne plus mettre de « i » !). Évidemment les deux, O’Higgins et Carrera, se sont vite mis sur la gueule, trahis, salis, déshonorés, etc. La révolution a mangé ses enfants, comme souvent, ce qui me fait songer au miracle qu’a été la Révolution américaine, celle des États-Unis, où à part un petit duel, mortel quand même, la bande des pères fondateurs est restée remarquablement soudée, dotant le pays de son « destin manifeste ».
§- Le conseiller économique de l’ambassade de France au Chili parle franc. Il me dit, quand je le rencontre hier : « moi, je ne cache rien aux boîtes françaises qui veulent investir ici. Le Chili, c’est formidable, mais… ». J’écoute son « mais » :
« Plus qu’un pays élitiste, c’est un pays de classe. Le système éducatif est pitoyable. Il y a des gens très qualifiés, mais en nombre insuffisant et du coup, leurs salaires sont extravagants. Nos entreprises ont du mal à recruter. »
– « Il n’y a aucune chance que l’enfant d’une famille défavorisée fasse son trou grâce au système scolaire. Il y a de très belles universités, mais totalement fermées. Pour le reste, les jeunes, pour ceux qui arrivent à l’université, ne peuvent prendre qu’une université de second rang, très médiocre et qui pourtant les endettent à vie.
— « Il n’y a aucune méritocratie ici. Ce sont les relations de clans et de famille qui commandent. Bien sûr les diplômes aussi, mais qui peut envoyer son enfant dans une université américaine ? Il y a des toujours velléités de réforme, par exemple pour l’éducation ou les impôts. Mais le processus s’enlise vite, notamment grâce au Sénat, dont cela semble être l’unique fonction politique. On ne peut pas demander aux élites de voter des réformes qui changent leur confort ! »
Oups ! Il parlerait-y pas de la France, des fois ? Il ajoute aussi : « Personnellement, je sens que le feu couve ici. Il y a un potentiel d’explosion sociale. »
§- Par souci d’équilibre, je me tourne vers le rapport du FMI sur le Chili, celui de 2014, juste après la venue de Bachelet au pouvoir. Il dit en p. 9 (ma traduction) :
« L’inégalité au Chili se traduit aussi par sa faible mobilité sociale intergénérationnelle, qui est en grande partie causée par un accès inégal à l’éducation de qualité. Les dépenses publiques sociales ont considérablement augmenté au cours des deux dernières décennies, en particulier sur la santé et l’éducation, mais reste bien en dessous des moyennes régionales et de l’OCDE. Le système de transfert fiscal chilien se caractérise par une faible progressivité et a été moins efficace dans la réduction de la pauvreté et de l’inégalité des revenus si on le compare aux autres pays de l’OCDE « .
Il donne ce tableau (« other LA6 », ce sont : Brazil, Colombia, Mexico, Peru, Uruguay) :
Y’a du boulot ! Notez aussi la faible participation féminine au marché du travail.
§- Santiago en impose, par son site, par son urbanisme, par sa vitalité. Valparaiso vous fascine. On y était le dernier week-end. Toute la bourgeoisie cherche la mer à Vina del Mar, une ville balnéaire tout à fait médiocre qui touche Valparaiso. Paula a eu le goût de trouver, il y a six ans maintenant, et donc bien avant que la bobitude s’empare de l’idée, un petit pied à terre dans un des cerros (collines) de la ville, vue sur la mer et le port, dans un quartier formidable. Et aménagé subtilement.
Valparaiso, c’est la ville des artistes. Grâce à cela, elle a trouvé l’arme anti-tags, contre cette maladie qui abîme pas mal de nos villes. Pour éviter qu’un mur soit tagué, simple !, on le tague préventivement, mais par de véritables fresques peintes à la bombe à peinture. Photo :
Les tagueurs deviennent peintres, et se respectent entre eux. Entre leurs mains, par des rotations subtiles, la bombe à peinture acquiert les nuances du plus souple des pinceaux de Vermeer.
Valparaison, c’est l’anti-Pons, ville où la famille Meunier a une maison de vacances. À Pons, la mairie édicte des codes stricts en matière de façades, de couleurs pour les volets, etc., pour tenter de donner une unité digne à la ville, qui s’en moque encore un peu. Ici, la règle implicite est autre : on interdit toute couleur pour les murs ou le toit qu’on puisse retrouver sur une maison voisine. Bariolé ! Ça donne ça :
Valparaiso, c’est un peu comme Manaus, au Brésil, une ville qui a eu son temps de faste, subitement interrompu. À cause des chimistes allemands, pendant la guerre de 14, qui ont rendu le guano inutile ; et pareil pour le port, à cause du canal de Panama. Il reste de ce faste de très belles maisons sur les cerros. La ville basse, autour du port, est pas mal dégradée, avec des bâtisses sévères et peu lumineuses, qui font presque penser à Gotham City, et donc qui ont leur charme elles aussi. Re-photo !
Pinochet avait bien essayé de rééquilibrer Santiago et Valparaiso. Il a transféré de l’une à l’autre le parlement, Sénat et Chambre des députés. Ou peut-être l’a-t-il exilé de l’une à l’autre pour l’éloigner du vrai pouvoir, c’est-à-dire le sien, lors de la Constitution de 1980 qui mettait en place un paravent d’institutions démocratiques ? Toujours est-il que cela a été aussi vain que le choix de Strasbourg pour le parlement européen, y compris pour le développement de la ville. En fait, Santiago, qui compte 8 millions d’habitants, est trop proche de Valparaiso. Elle l’aspire, l’asphyxie. Il y a un temps, j’étais contre les mégalopoles et assez en phase avec l’idée de déconcentrer les grandes villes. Je suis plutôt de l’avis inverse aujourd’hui, les grandes termitières que sont ces mégalopoles sont peut-être la façon la plus écologique de faire camper nos milliards d’habitants sur cette planète. « Nous sommes sur terre, y’a pas de remède à ça ! », disait l’autre. Et parfois, il n’est pas inintéressant d’y vivre.
§- Miedo. Je reviens à la “question sociale”, comme disaient les élites européennes au 19ème siècle. Un édito étonnant dans El Mercurio du 6 septembre 2016 (pour ceux de vous avez crié il y a très longtemps « Chile ! Chile ! Chile ! Solidaridad » dans les rues de Paris, vous savez ce qu’est El Mercurio ; pour les autres, disons que c’est Le Figaro). Intitulé « Miedo » qui veut dire « Peur ».
Le thème du journaliste Eugenio Tironi, avec ce titre de « Peur », le voici : « Je me réfère à la peur des élites et des groupes dirigeants envers ce qu’autrefois on appelait le peuple. Un fait crucial fut ce qui s’est passé dans les années 70, couronné par l’Unité populaire [gouvernement de Allende]. Pour l’élite, ce fut un cauchemar. […] Il suffit d’y penser encore aujourd’hui pour éveiller une peur terrible.
Mais aujourd’hui je suis sûr qu’il y a autre chose, et que cela a à voir avec la ségrégation urbaine. [Il cite le reflux de beaucoup de bâtiments publics, cabinets d’avocats, tribunal constitutionnel, etc. dans les quartiers nouveaux et riches, loin du centre-ville plus interlope.] La construction d’autoroutes urbaines qui permettent de traverser la ville sans ne rien voir d’autre que des voitures. […] La création d’universités privées à la « côte 1000 » [hors la ville en altitude] qui permettent que les gamins puissent être éduqués sans avoir de motifs jusqu’à la fin de leurs études de sortir de leur quartier. […] Il importe de voir qu’il y a des habitants de Santiago qui déploient leur vie sans jamais interagir sous forme horizontale avec le reste de leurs compatriotes. Ce n’est pas seulement qu’ils ne veulent pas ; c’est simplement qu’ils ne les voient pas [les autres], que jamais ils ne descendent au centre-ville ni vont dans des endroits où ils peuvent les rencontrer en tant qu’égaux. C’est cela qui nourrit la peur : l’invisibilité des autres. »
Il conclue, et je laisse ça en espagnol comme votre petit exercice : « La verdadera amenaza está en el miedo de las élites hacia los chilenos de carne y hueso, que las empuja a levantar todo tipo de muros, tanto materiales como simbólicos, para defenderse de ellos.”
Nos villes européennes vivaient autrefois, à l’époque où transporter les gens et les marchandises avait un coût prohibitif, dans la complète mixité sociale. Tout le monde, enfants de pauvres ou de riches, auraient eu, par force, droit aux mêmes lycées, enfin… rassurons-nous… s’il y avait eu des lycées ouverts à tous. À Paris, détruire cette mixité et faire le nettoyage prend des générations, par le jeu du prix de l’immobilier et de la rente foncière, sans qu’il soit facile de mettre sur pied des politiques publiques crédibles qui y contreviennent. À Santiago, ville jeune, c’est directement l’urbanisme moderne qui y pourvoie. Mais je retiens : « ce qui alimente la peur, c’est l’invisibilité des autres. ».
§- C’est vacances scolaires depuis hier. Vendredi soir, nous partons, Coralia et moi, pour Pùcon, à 800 kms au sud. Voir Clément qui me lit. Paula reste courageusement à travailler. Coralia a l’air contente. Photo.
À bientôt.