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Le blog de François Meunier

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Lettre du Chili n°2

Article publié le 09/10/2018

7 septembre 2016

§- Je voudrais pas vous faire un cours de géographie, mais ici, le sud, c’est le nord, là où est le soleil à midi. Le problème, c’est que le soleil continue de se lever à l’est et de se coucher à l’ouest. La dyslexie azimutaire guette. Je m’y suis fait prendre bêtement, un jour que je revenais à pied de l’école de Coralia, me fixant sur le soleil comme on le fait par réflexe pour son orientation. Heureusement, Paula me donne l’astuce : la chaine andine est à l’est, et elle y reste, superbe ! Ça suffit comme repère, même les jours sans soleil.

§- À croire que je commence la découverte du pays dans les bouquins et les journaux. Je passe maintenant pas mal de mes journées à la petite et formidable bibliothèque de Vitacura. D’abord, pour la chaleur. Le printemps est déjà là mais il fait froid le matin et notre appartement à Coralia et moi donne… plein sud ! Pour la vue aussi, ma table de travail regardant le Mapocho, le rio qui dégringole des montagnes, plutôt gros ruisseau que fleuve. Elle voit aussi le Manquehue en face et les montagnes au capuchon de neige plus au loin. Photo, à ne pas manquer.

(Ne pas se moquer du Manquehue, sur lequel nous nous promettons une prochaine ballade, ou plutôt rando : d’abord parce qu’il fait 1.630m et aussi parce qu’une jeune prof de l’université de Jesu, l’une des filles de Paula, y a fait une chute mortelle l’autre jour. On y est emportés sur des pentes de caillasses qui roulent, je ne sais plus comment on appelle ça, et je m’adresse là à mon maître de montagne, François (Aventur), qui me lit ?)

Toujours sur la bibliothèque, son internet est parfait. Enfin… il sature dès qu’il y a plus de 10 ou 15 personnes en ligne en même temps, ce qui bloque mon accès. J’observe qu’il ne bloque pas tous les accès puisque l’étudiante de la table à côté continue de s’y balader. Elle prépare son examen final en droit, muy importante, de sorte que je ne me révolte pas : le rationnement semble se faire en bonne justice, selon l’utilité de ce qu’on y fait. De toute façon, avec le paquet de livres qui m’entourent, j’ai de quoi lire en espagnol pour des siècles, s’il me prenait l’envie de rester sur ma chaise aussi longtemps. Enfin et surtout, le cafecito qu’on peut y commander est génial. La personne qui gère la cafétéria vous l’apporte à votre table avec beaucoup de gentillesse.

§- C’est une drôle de façon que de découvrir un pays et sa langue par les lectures. Je me promets, Paula ayant la gentillesse de prendre Coralia pendant ce temps, d’oublier ça bientôt et de partir « sur la route » dans la dernière semaine de septembre, de rechausser mes semelles de vent oubliées pendant tant de décennies, d’aller par exemple voir Clément qui me lit, lui qui habite au sud, à Pucon. Et au Nord bien-sûr, vers les régions chaudes mais plus arides. Pour parler avec les gens. Commencer par les bouquins me fait penser à Mandela, comparaison un peu narcissique, qui raconte dans ses mémoires les moqueries qu’il recevait de ses compagnons de lutte, à l’ANC, quand ils allaient en délégation visiter les gouvernements dans des pays africains amis. Tous se ruaient à rencontrer les gens, circuler dans les rues, se pénétrer de la « vraie réalité », des « vrais gens », comme s’il y avait une réalité ou des gens pas vrais ; lui restait les premiers jours à son hôtel ou dans les bibliothèques à potasser les bouquins et les journaux comme initiation au pays.

§- Je me fascine pour la langue espagnole. Souple et conquérante. Elle n’est pas gênée pour piquer ailleurs les mots qu’il faut : par exemple, lider veut dire leader. Simple, pas vrai ? et du coup, parfaitement assimilé, le mot navigue dans la langue et s’y ébroue à son aise. L’espagnol dira ainsi liderar, diriger en tant que leader. Liderazgo ou liderato diront par exemple leadership, ce mot bizarre du français et pourtant incontournable aujourd’hui. Je me demande comment nos anciens ont fait pendant des siècles pour s’en passer : direction, domination, commande, autorité… ? Par exemple aussi, membrio qui veut dire membre, d’une association. Pour décliner ça, le français reste coi, tandis que l’espagnol dira membresia, que mon dictionnaire traduit par adhésion, alors que c’est la communauté des membres, la membritude, le membriat, quoi ! D’ici qu’on importe membership, que j’ai déjà vu quelque part ! Heureusement, nous, on a le mot « bien membré ». Hum !

Une règle absolue en espagnol, imposée dictatorialement par l’Académie royale de la langue il y a bien longtemps : c’est le principe phonétique (fonético) qui guide l’orthographe, et non comme chez nous le principe sémantique. Notre Révolution française aurait pu faire ça, elle qui a imposé le système métrique. Ou notre Louis XIV. C’est trop tard. Faut vivre avec ce qu’en dit Paul Valéry : « « Je ne parlerai pas de notre orthographe, malheureusement fixée, en toute ignorance et absurdité, par les pédants du XVIIème siècle, et qui n’a pas laissé depuis lors de désespérer l’étranger et de vicier la prononciation d’une quantité de nos mots. Sa bizarrerie en a fait un moyen d’épreuve sociale : celui qui écrit comme il prononce est, en France, considéré inférieur à celui qui écrit comme on ne prononce pas. »

Je vous embête avec ça, c’est ma cause perdue !

§- Mon grand fait d’armes, comme je l’écrivais l’autre jour à Pierre et Nathalie, a été d’obtenir brillamment mon RUT. RUT, dire « route » et pas « rut ! », c’est la pièce d’identité que porte tout résident ici, et sans laquelle on n’existe tout simplement pas : ni banque, ni téléphone, ni assurance, ni santé, ni rien du tout. Sans RUT, la déroute.

Mais une précaution avant de parler de ça, pour pas qu’on m’accuse de médire du Chili. L’administration chilienne, en plus d’être composée de gens plutôt agréables, est très efficace. Tout internet, rapide, claire, y compris ma bibliothèque, qui a son internet sélectif. C’est une petite alerte pour nous, la vieille Europe. On pense mieux maîtriser les nouvelles technologies que dans les pays à développement intermédiaire, disons comme le Chili, comme s’il y avait une voie à chaussée unique dans le progrès technique, chacun gardant son tour et le rattrapage ne signifiant pas qu’on se double. Erreur ! Je lisais quelque part les services absolument incroyables que les municipalités, complètement outillées internet, arrivent à rendre aux gens au Mexique. Pareil au Chili. Il n’y a pas tout le legs d’administrations efficaces mais formatées à l’ancienne comme chez nous. On part d’une page blanche et on bâtit le fin du fin. La course technique procède par sauts. Bref, ça marche plutôt bien ! Je parlerai des banques à une autre occasion.

Maintenant mon RUT. J’ai passé deux fois une demi-journée et donc deux fois quatre heures de queue à la PDI, police des frontières, pour faire tamponner mon visa et faire prendre ma bobine en photo. En fait, mais ça c’est ma bêtise, j’ai dû faire deux fois la queue PDI, et donc deux journées de suite, parce que je n’avais pas capté qu’il fallait, avant de se mettre dans la queue, passer à la caja, la caisse, pour payer le droit au timbre.

Ceci fini, l’étape suivante fut d’aller le lendemain pour un nouveau bain de 4 heures au Registro civil pour se faire faire la cedula d’identitad, avec le fameux numéro du RUT et empreintes digitales intégrales (on épargne les doigts de pied) et re-photo. Que j’irais chercher à la mairie du coin d’ici 15 jours. Et re-belote avec Coralia, qui n’a pas encore son RUT. J’hésite entre deux explications à ces queues effroyables : sont-elles le signe de l’inefficacité ou au contraire de la très grande efficacité de l’administration ? Le pays connaît un afflux considérable d’immigrés dans le pays depuis quelques années, notamment venus du Pérou, de la Bolivie, de la Colombie et de plus en plus d’Haïti. 500.000 migrants depuis quelques années pour une population de 18 millions. Et donc, des conditions de travail dégradées pour les agents des services du registre et de la police. On voit d’ailleurs des grandes pancartes rouges apposées par les syndicats, très virulents, dénonçant les conditions de travail. D’une manière générale, soit dit en passant, les revendications publiques, portées par les syndicats, sont omniprésentes, pour ceux qui me croient parti au pays de Pinochet ! Mais une deuxième explication vaut : les queues sont là pour emmerder l’immigré, comme peu honorable moyen de freiner le flux migratoire. Nos préfectures connaissent bien cela. J’avais en tête assis sur mon siège à attendre mon RUT la chanson de Dylan « I pity the poor immigrant ». Il faut avoir immigré, et donc avoir émigré. Bonne formation. D’autant que, égalité républicaine oblige, du moins au Chili, on ne reconnait plus les peuples supérieurs, genre ceux qui portent un passeport suisse ou français, par rapport au moins que rien venu de Bolivie ou chez nous de Syrie. Dans la queue comme tout le monde ! C’est le rite du RUT !

§- La petite chienne, Clementina, s’adapte, et moi je m’adapte à elle. Je réalise quelle vie de chien ont les chiens d’appartement. Toute la journée dans la solitude où on les enferme, et, le soir venu, quelques câlins de notre part qu’ils nous rendent en frétillant, et une assiette remplie. C’est par syndrome de Stockholm que les chiens aiment leurs maîtres. À ma surprise, je me révèle aimer beaucoup cette petite chienne. J’ai lu quelque part que les humains et les chiens sont en fait deux espèces qui ont co-évolué. C’est-à-dire, les chiens nous ont domestiqués autant que nous les avons domestiqués. Doit y avoir du Darwin là-dessous. Peut-être que dans le froid des cavernes les gens qui aimaient les chiens étaient mieux protégés et augmentaient la chance de survie de leur progéniture. Ça me réconforte de savoir que je descends probablement de gens qui ont eu une progéniture.

§- Bonne nouvelle. Coralia revient de l’école et me dit qu’elle passe en 6ème !

§- Autre supériorité de la langue espagnole, elle marque moins le genre, féminin ou masculin, que le français. Par exemple, le participe passé n’est pas décliné, on ne met que le « o ». Et du coup – ici je donne dans le déclinisme –, on peut prouver scientifiquement que les hispanophones sont moins sexistes que les Français. On colle à tort aux Latinos l’étiquette de machistes. Et les Anglais, toujours eux !, moins encore que les Espagnols. Moins une langue marque le genre, plus les femmes participent à la vie sociale. Une blague ? Pas du tout, je vous renvoie à un papier immensément savant : Gay, Victor, Estefania Santacreu-Vasut, and Amir Shoham. 2013. “The Grammatical Origins of Gender Roles.” Berkeley Economic History Laboratory, Working Paper 2013-03.

Y’a mieux encore. L’espagnol utilise moins le pronom que le français. On dira hablo, hablamos, etc. au lieu de JE parle, NOUS parlons. C’est vrai que c’est bête de donner à la fois le « nous » et la terminaison « ons », qui ne font qu’envoyer la même information. Quand l’espagnol met le nous, c’est pour emphatiser (enfatisar) que c’est bien nous ! Maintenant, malheur à nous, justement, l’usage du pronom est le signe d’une société plus individualiste. Scien-ti-fique ! Vous n’avez qu’à lire ici : Kashima, Emiko S., and Kashima, Yoshihisa. 1998. “Culture and Language: The Case of Cultural Dimensions and Personal Pronoun Use.” Journal of Cross-Cultural Psychology 29 (3): 461–86. Sont-ils mari et femme, tous les deux ? Utilisent-ils le pronom ou le prénom quand ils se causent à la veillée ?

§- Assis au restaurant, Paula et moi, sous le soleil. Le patron (dueño) vient nous voir. Il est péruvien, présent au Chili depuis 30 ans. Commence à dire pis que pendre des Chiliens, pas gentils, arrogants, etc. Il n’embauche que des Péruviennes à son restau, pas pour les salaires plus bas dit-il, mais parce qu’au moins elles sont commerciales, elles ! (Et lui, commercial ? Il balance ça devant Paula, une cliente chilienne !) Paula reste calme, comme toujours. Et a la bonne remarque à la fin : « Mais pourquoi reste-t-il dans le pays ? » Bob Dylan, mon philosophe du jour, dit ça aussi très bien dans « It’s Alright, Ma (I’m Only Bleeding)! ». Il parle des gens qui méprisent leur destin, détestent leur travail et les gens autour et, ajoute-t-il, « qui se vantent jalousement d’être libres ».

À une prochaine.