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Le blog de François Meunier

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L’art de spéculer : le jésuite contre Pascal

Article publié le 02/01/2016

Où le jésuite démontre à Pascal, ferme tenant, comme tous les jansénistes au 17ème siècle, de la prohibition de l’intérêt et des gains d’argent, que la spéculation est légitime quand elle correspond à un véritable investissement personnel du spéculateur (le devin) pour anticiper le cours des choses ; mais pas s’il se confie au hasard (astrologie ou diable, ou, selon la formule consacrée, s’enrichir en dormant). On a du mal, dans la lecture des Provinciales, à ne pas rire du côté de Pascal, tout en pensant que les Jésuites ont le bon sens pour eux.

– Je vous demande maintenant [dit le jésuite] : Un homme qui se mêle de deviner [spéculer], est-il obligé de rendre l’argent qu’il a gagné par cet exercice ?

– Ce qu’il vous plaira, mon Révérend Père, lui dis-je.

– Comment, ce qu’il me plaira ! Vraiment vous êtes admirable ! Il semble, de la façon que vous parlez, que la vérité dépende de notre volonté. Je vois bien que vous ne trouveriez jamais celle-ci de vous-même. Voyez donc résoudre cette difficulté-là à Sanchez [Thomas Sanchez, 1550-1610, un grand théologien jésuite de Cordoue] ; mais aussi c’est Sanchez ! Premièrement il distingue en sa Som., l. 2, c. 38, n. 94, 95 et 96 : Si ce devin ne s’est servi que de l’astrologie et des autres moyens naturels, ou s’il a employé l’art diabolique : car il dit qu’il est obligé de restituer en un cas, et non pas en l’autre. Diriez-vous bien maintenant auquel ?

– Il n’y a pas là de difficulté, lui dis-je.

– Je vois bien, répliqua-t-il, ce que vous voulez dire. Vous croyez qu’il doit restituer au cas qu’il se soit servi de l’entremise des démons ? Mais vous n’y entendez rien ; c’est tout au contraire. Voici la résolution de Sanchez, au même lieu : Si ce devin n’a pris la peine et le soin de savoir, par le moyen du diable, ce qui ne se pouvait savoir autrement, il faut qu’il restitue ; mais s’il en a pris la peine, il n’y est point obligé.

– Et d’où vient cela, mon Père ?

– Ne l’entendez-vous pas ? me dit-il. C’est parce qu’on peut bien deviner par l’art du diable, au lieu que l’astrologie est un moyen faux.

– Mais, mon Père, si le diable ne répond pas à la vérité, car il n’est guère plus véritable que l’astrologie, il faudra donc que le devin restitue par la même raison ?

– Non pas toujours, me dit-il. Distinguo, dit Sanchez sur cela. Car si le devin est ignorant en l’art diabolique, il est obligé à restituer ; mais s’il est habile sorcier, et qu’il ait fait ce qui est en lui pour savoir la vérité, il n’y est point obligé ; car alors la diligence d’un tel sorcier peut être estimée pour de l’argent.

– Cela est de bon sens, mon Père, lui dis-je : car voilà le moyen d’engager les sorciers à se rendre savants et experts en leur art, par l’espérance de gagner du bien légitimement, selon vos maximes, en servant fidèlement le public.

– Je crois que vous raillez, dit le Père ; cela n’est pas bien : car si vous parliez ainsi en des lieux où vous ne fussiez pas connu, il pourrait se trouver des gens qui prendraient mal vos discours, et qui vous reprocheraient de tourner les choses de la religion en raillerie.

– Je me défendrais facilement de ce reproche, mon Père ; car je crois que, si on prend la peine d’examiner le véritable sens de mes paroles, on n’en trouvera aucune qui ne marque parfaitement le contraire, et peut-être s’offrira-t-il un jour, dans nos entretiens, l’occasion de le faire amplement paraître.

– Ho ! ho ! dit le Père, vous ne riez plus.

– Je vous confesse, lui dis-je, que ce soupçon que je me voulusse railler des choses saintes me serait bien sensible, comme il serait bien injuste.

– Je ne le disais pas tout de bon, repartit le Père ; mais parlons plus sérieusement.

– J’y suis tout disposé, si vous le voulez, mon Père ; cela dépend de vous. Mais je vous avoue que j’ai été surpris de voir que vos Pères ont tellement étendu leurs soins à toutes sortes de conditions, qu’ils ont voulu même régler le gain légitime des sorciers.

– On ne saurait, dit le Père, écrire pour trop de monde, ni particulariser trop les cas, ni répéter trop souvent les mêmes choses en différents livres. Vous le verrez bien par ce passage d’un des plus graves de nos Pères. Vous le pouvez juger, puisqu’il est aujourd’hui notre Père Provincial : c’est le R. P. Cellot, en son l. 8 de la Hiérarch., ch. 16, § 2. Nous savons, dit-il, qu’une personne qui portait une grande somme d’argent pour la restituer par ordre de son confesseur, s’étant arrêtée en chemin chez un libraire, et lui ayant demandé s’il n’y avait rien de nouveau ? il lui montra un nouveau livre de théologie morale, et que, le feuilletant avec négligence et sans penser à rien, il tomba sur son cas et y apprit qu’il n’était point obligé à restituer : de sorte que, s’étant déchargé du fardeau de son scrupule, et demeurant toujours chargé du poids de son argent, il s’en retourna bien plus léger en sa maison.

  1. Les Provinciales, 8ème Lettre.