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Le blog de François Meunier

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Pourquoi le gaz de schiste peut attendre

Article publié le 22/12/2015

En Europe, on admire et redoute tout à la fois les Etats-Unis pour l’avance qu’ils prennent dans l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste. Là-bas, la production de gaz de schiste représente désormais 32 % de la consommation de gaz naturel, qui représente elle-même 30 % de la consommation totale d’énergie. Du coup, les Etats-Unis sont crédités d’un avantage majeur, celui de disposer d’une énergie à bas coût, au moment où l’Europe fait preuve de timidité ou de scrupules écologiques mal placés. Est-ce si vrai ?

On ne peut nier l’avantage coût. Patrick Artus, dans un document publié par la banque Natixis, indique : « Avec le supplément de production de gaz naturel, le prix du gaz naturel est près de 4 fois plus faible aux Etats-Unis qu’en Europe, et 6  fois plus faible qu’en Asie. Ceci porte […] l’avantage de compétitivité de l’industrie américaine par rapport à celle de la zone euro à plus de 20 % environ. Il n’est alors pas étonnant que les Etats-Unis se réindustrialisent et regagnent des parts de marché dans le commerce mondial, essentiellement au détriment de la zone euro. » Il faudrait donc que la France, dont le sous-sol est riche en énergie de schiste, développe dès aujourd’hui son potentiel. C’est ce que conclut le Medef.

Sauf que la conclusion n’est vraie qu’à court terme. Pour une raison simple. Toute matière première échangée sur un marché reçoit son prix ; si le marché est mondial, le prix qui lui est donné est par définition unique. Par exemple, il y a (à qualité identique) un prix unique pour le pétrole, le blé ou le cuivre, etc. Il en va pareillement pour le gaz. Le consommateur acquitte ce prix, plus les coûts de distribution, très élevés pour le gaz puisqu’ils supposent la liquéfaction ou le pipeline. Le seul sujet, c’est que ces capacités de distribution n’existent pas aujourd’hui entre les Etats-Unis et l’Europe, de sorte que les prix ne sont pas arbitrés. L’Europe continue d’acquitter des prix de monopole du gaz provenant essentiellement de la Russie. Mais cela changera. Des capacités sont actuellement en construction aux Etats-Unis, notamment parce qu’ils ont besoin eux-mêmes de disposer d’une offre homogène sur l’ensemble de leur territoire. Quand le prix sera arbitré entre l’Oregon et le Wyoming, il le sera entre les Etats-Unis et l’Europe. Si réellement le gaz de schiste est 6 fois moins cher aux Etats-Unis qu’en Asie, l’industrie la plus prometteuse aux Etats-Unis est celle de la liquéfaction du gaz. Sauf à ce que les Etats-Unis craignent un développement de l’exploitation des gaz de schiste dans d’autres pays, dont la Pologne ou l’Australie. Dans les deux cas, le coût de la ressource va baisser aussi en Europe. Il est vital donc pour le raisonnement de prendre en compte les effets de ricochet. En particulier aussi l’effet sur le prix du gaz de la baisse d’autres énergies de substitution, par exemple le charbon, désormais surabondant aux Etats-Unis, et les Etats-Unis commencent à exporter fortement vers l’Europe.

L’avantage industriel est donc moindre qu’on peut penser. Et pour une dernière raison qui est l’impact sur la compétitivité. Par exemple, l’Arabie saoudite produit chez elle un gros bout du pétrole mondial, sans que son développement industriel soit au rendez-vous. A disposer d’une rente dans le secteur de l’énergie, le pays renforce sa spécialisation dans la gestion de cette rente, ce qui fait monter les revenus intérieurs, les salaires et le taux de change, nuit à la production manufacturière et bénéficie aux importations.

Les Etats-Unis bénéficient certainement d’un bol d’air pour leur compétitivité industrielle. Mais un des effets du gaz de schiste sera de rendre leur balance commerciale moins déficitaire. Et donc de faire croître le dollar, sachant que ce rétablissement des comptes extérieurs rendra plus difficile au reste du monde de se procurer du dollar, qui reste la source mondiale de création monétaire. Cette progression viendra éroder le gain de compétitivité initial.

On reproche à la France sa stratégie d’attente. A tort. D’abord, l’énergie de schiste qui est laissée dans le sol continue à se valoriser. Si, malgré la baisse actuelle du prix du gaz, les prix de l’énergie progressent sur longue durée à un rythme plus élevé que le taux d’intérêt, il n’est pas absurde de continuer à stocker l’énergie fossile en la laissant dans le sous-sol : le coût de portage est faible en regard des gains futurs. Ensuite, les opérateurs sur le sol américain (dont le français Total) expérimentent et améliorent les technologies d’extraction et sauront à terme les rendre plus propres et moins menaçantes pour l’environnement. Quand viendra le temps d’opérer en France, le pays profitera de ces innovations.