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Le blog de François Meunier

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La baisse du prix du pétrole : une liquidation de stocks ?

Article publié le 04/03/2016

Ci-après l’article coécrit avec Jean Boissinot, prof comme moi à l’ENSAE, et paru dans Le Monde du 4 mars 2016.

La chute récente des prix du pétrole est souvent présentée comme venant de la décision délibérée de l’Arabie saoudite de « reprendre en main le marché » face à la concurrence « disruptive » des producteurs américains de pétrole et de gaz de schiste. Accessoirement, de compliquer le retour de l’ennemi juré iranien, longtemps écarté du marché par les sanctions internationales. Une chute qui serait amplifiée par des perspectives de croissance plus basses des pays émergents, en particulier la Chine.

Mais une autre lecture est possible. Et si dans quinze ou vingt ans, notre monde sortait de l’âge des énergies fossiles et que la demande de pétrole, de gaz et de charbon se tarissait ? Après tout, l’âge de pierre s’est terminé avant qu’on ait épuisé le stock de pierres. Quelle serait alors la bonne stratégie ?

Harold Hotelling, un grand économiste de l’entre-deux guerres, avait produit un résultat élégant et fondamental sur les prix et l’exploitation optimale des ressources non renouvelables. En simplifiant beaucoup, le pétrole est un actif qui, tant qu’il reste dans le sol, ne produit aucun dividende ni ne coûte en frais de stockage. Si donc le producteur le laisse dans le sol, c’est qu’il en attend une hausse du prix. Dans le cas contraire, il fait mieux d’extraire le pétrole au plus vite et de le « convertir » en un actif financier dont le rendement, le taux d’intérêt, est plus élevé. Cet arbitrage continue fait qu’à l’équilibre le prix du pétrole (net des coûts d’extraction) progresse peu ou prou au rythme du taux d’intérêt. Dans un tel monde, la gestion des réserves relève d’une logique patiente et financière, indifférente à la concurrence.

Mais si jamais c’était la demande plutôt que l’offre qui devait se tarir en premier, laissant un stock « invendu » dans le sol ? Dans ce cas, il ne faudrait plus attendre. Il deviendrait rationnel pour les Saoudiens d’être les premiers à pomper au plus vite les réserves qui sont sous leurs pieds avant qu’elles perdent de leur valeur, et de les convertir en actifs financiers. Il serait judicieux aussi de mettre très vite en bourse Saudi Aramco, principal groupe pétrolier au monde et propriété du royaume, avant que la valeur des actions ne chute. Ces ventes sont peut-être « bradées », mais elles aident le pays à financer l’après-pétrole, quand la demande – et non l’offre – aura disparu. Au total, la baisse de prix du pétrole serait la conséquence, regrettable et subie, d’une décision obligée sur les volumes plutôt qu’un choix délibéré sur les prix pour « reprendre en main le marché ».

Les Saoudiens sont-ils visionnaires ? En tout cas, certains faits doivent les interpeller. D’abord, les mouvements d’opinion, comme la campagne « Leave It in the Ground ! » (« laissez ça où c’est ! »), traduisent et amplifient une prise de conscience collective. Les investisseurs et banquiers ne peuvent rester insensibles à un mouvement qui peut toucher leur réputation et accroître les risques auxquels ils sont exposés. Ils poussent aussi à une réaction des États (y compris les États-Unis) qui ont réaffirmé leur engagement à aller vers une économie sobre en carbone lors de la COP21. Ensuite, les progrès techniques mettent désormais les énergies alternatives sur une trajectoire économiquement crédible. Les cellules photovoltaïques semblent avoir la bonne idée de copier leurs cousins, les microprocesseurs, en suivant la loi de Moore (une baisse de moitié du prix tous les deux ans). Les progrès en matière de stockage et de batteries vont dans le même sens.

Il faut prendre enfin la mesure du phénomène « schiste » : qu’on l’aime ou pas, il s’est installé durablement dans le paysage, en particulier aux États-Unis, avec un avantage là-bas sur l’exploitation traditionnelle du gaz et du pétrole. Son cout d’investissement initial est très faible et des progrès constants dans les techniques d’exploitation le mettent même désormais en concurrence directe avec certains puits d’exploitation dans les pays du Golfe.

Au total, face au risque d’un moyen terme qui dépendra moins du pétrole, il devient peut-être sage de solder un produit qui risque de passer de mode ; et de le faire d’autant plus tôt que la concurrence devient plus vive.

Cette braderie a cependant un cout énorme. Politique d’abord, pour les pays qui se sont développés autour de la rente pétrolière : on commence à en mesurer les conséquences géopolitiques, qui poussent certains pays producteurs, affolés des conséquences de cette chute sur leurs budgets et leurs équilibres sociaux, à des tentatives improbables de faire revivre le cartel. Environnemental et social ensuite. Certes, le faible prix du pétrole conduit à réallouer le capital vers d’autres secteurs d’activité (les acteurs de l’exploitation pétrolière ont annulé 400 Md$ de projets en 2015). Mais la chute du prix joue contre la décarbonation de nos économies, la meilleure aide à l’écologie restant un prix élevé des énergies fossiles. D’autant plus que les énergies fossiles continuent d’être fortement subventionnées (à hauteur de 550 Md$, estimait l’AIE en 2013, alors que les subventions aux énergies renouvelables n’attirent que 100 Md€). Le prix de marché sous-estime comme jamais le coût social du carbone qui part dans l’atmosphère. C’est la transition énergétique et tout le programme de la COP21 que menace la braderie en cours.

D’où l’urgence – et une bonne fenêtre de tir en même temps sachant le prix très bas atteint aujourd’hui – d’une suppression des subventions aux énergies fossiles et de la mise en place, via la fiscalité, de tarifs du carbone. Ces deux décisions aident à restaurer le bon équilibre, actent la disparition de la rente pétrolière, auto-réalisent au passage la prédiction des Saoudiens par le coup de pouce apportée aux énergies de substitution, et laissent enfin les puits de pétrole et de gaz être ce qu’ils doivent être : des puits de carbone, à oublier à jamais.