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Le blog de François Meunier

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De l’émigration et des westerns

Article publié le 18/03/2016

L’exode rural et les flux migratoires explosent. Ce phénomène figure au nombre des grands défis qui se posent aux sociétés modernes. Le mouvement des populations est facilité par la disparition des barrières qui traditionnellement les retenaient en place. C’est ici que le regard de l’historien et celui de l’économiste sont intéressants. (Article tiré de la revue Échanges, d’octobre 2006.)

C’est un lieu commun que les populations se déplacent et émigrent d’est en ouest. A l’appui de la thèse, on cite volontiers les invasions barbares ou mongoles, ce qui fait fi du fait que les premiers émigrants, Lucy et sa longue descendance, semblent bien s’être répandus sur la terre depuis le cœur de l’Afrique. Certains ont expliqué cette transhumance est-ouest tout simplement parce que la terre tourne dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Si vous sautez en l’air, vous retombez un poil plus à l’ouest, avec un usage douteux des lois de la physique. En France, point le plus à l’ouest du continent eurasiatique, certains, dont je suis, ont un argument à peine meilleur : « c’est encore chez nous que c’est le mieux ! ».

Le fusil est arrivé

Dans un article resté célèbre sur les causes de l’esclavage et du servage[1], l’historien et économiste Evsey Domar donne une raison plus convaincante, qu’il applique au cas des États-Unis et de la Russie. Pour reprendre toute l’histoire, au-delà de cet article, il faut parler de l’invention du fusil. Il a eu des effets identiques dans l’Ouest américain et dans l’Est sibérien. À l’ouest, il a permis aux premiers émigrants européens de chasser les Indiens ; à l’est, à une modeste principauté autour de Moscou de se saisir des territoires que l’empire mongol avait avalés à partir de ses lointaines steppes.

Mais si la conquête de l’Ouest a eu valeur d’épopée, faisant flamber les imaginations, donnant parfois aux films d’Hollywood la hauteur des tragédies grecques, la conquête de la Sibérie, certainement aussi héroïque, n’intéresse personne. On ne regarde pas les easterns.

La différence vient du fait que la conquête de l’Ouest a été une conquête de peuplement, par les émigrants européens qui arrivaient en masse, alors que l’invasion de la Sibérie, à compter du XVIIe siècle, a été purement militaire, sans appui des populations russes. On souhaitait au contraire les laisser attachées au sol. Alors qu’il était resté libre tout au long du Moyen-âge, le moujik est tombé en servage dans la seconde moitié du XVe siècle. C’était la réponse des classes dirigeantes au risque de le voir émigrer sur les terres nouvellement conquises ou disposer d’un pouvoir de négociation accru dans le partage des revenus.

Le contraste était clair avec les États-Unis : quand le bon émigrant quittait sa Suède, il tournait son regard vers l’ouest et, passé le seuil de Ellis Island, filait planter sa ferme dans la région des Grands Lacs, où il retrouvait un paysage et un climat proches de ce qu’il connaissait chez lui (proches aussi de ce qu’il aurait pu trouver en Sibérie !) De fait, les salaires à New York sont restés plus élevés que les salaires européens dès le début du XIXe siècle : il y avait un manque de bras et, plus à l’ouest, une abondance de terres à cultiver. C’est ce mécanisme qui alimentait la pompe à émigration chez les Européens.

Dans le jargon de l’économiste, lorsque le facteur travail est rare et le facteur terre est abondant, le jeu du marché assure une rémunération du paysan élevée et une rente du propriétaire foncier basse voire nulle si la terre est extrêmement abondante[2]. Pour extraire la rente, il faut donc une rareté de la terre ou bien mettre en place des restrictions au mouvement des travailleurs. On reconnaît ici la notion d’ »armée de réserve » chère à Marx. En conséquence, la libre migration entraîne toujours une richesse plus grande à l’échelle de l’économie, sauf pour les propriétaires fonciers, qui bloquent donc toute réforme.

Ainsi, selon Domar, l’abondance de la main-d’œuvre à la fin du Moyen-âge explique la fin du servage et de l’esclavage en Europe occidentale ; et l’abondance de la terre dans le nouveau monde américain et russe explique ici et là leur résurgence. Au vrai, l’immigrant européen aux États-Unis avait la chance d’échapper à la domination politique des grands propriétaires fonciers du Sud, à la différence de l’immigrant africain (si on peut dire) qu’on ne laissait pas libre d’aller s’installer dans le Missouri. La liberté du trappeur et de l’homme de la frontière était le pendant du travail de l’esclave dans les plantations virginiennes.

Les facteurs culturels s’en mêlent

L’économique n’explique pas tout. La conquête de l’Ouest a apporté aux États-Unis une culture de l’individualisme, du risque et de la liberté de mouvement. Les Américains se vantent d’être un peuple génétiquement ouvert à la prise de risque parce que, disent-ils, le processus d’immigration a opéré la sélection d’individus refusant de se soumettre à leur environnement de naissance et prêts à affronter le changement (cela s’applique au jeune Malien aujourd’hui : s’il arrive à déjouer tous les obstacles pour aboutir sur les côtes européennes, c’est qu’il ne manque probablement pas de certaines qualités, fût-il dépourvu de beaux diplômes.).

À l’inverse, la conquête de l’Est ne pouvait produire aucune épopée. Elle rivait la population à sa glèbe, au final avec l’adhésion même des gens. Lorsque Nicolas 1er voulut coloniser les territoires nouvellement conquis sur l’empire ottoman, il fit venir – en les payant – des Allemands, des Polonais, des Lettons, pourvu que le moujik restât sur son sol. À défaut d’étrangers, on créa le bagne comme moyen de peuplement. Les convois partirent vers l’est ; les bagnards et leurs descendants peuplèrent la Sibérie, mais tous restèrent nostalgiques de leur chère Russie, là-bas, très loin à l’ouest. Seuls les Juifs émigrèrent, mais à l’ouest, aux États-Unis.

Quand finalement – en 1861 ! – le servage fut aboli, la généreuse réforme d’Alexandre II créa une des conditions du succès bolchevique. On décida de faire racheter les terres non par les paysans, mais par un collectif rural, le mir, qui les louait ensuite aux paysans contre redevance ou salaire. Ainsi, la classe des propriétaires fonciers quitta la terre et le moujik échangea son statut de serf pour celui d’ouvrier agricole. Lorsque vint le temps de la révolution, la solidarité ouvrier – paysan fut naturelle. Ironiquement, un des arguments de la réforme, contre ceux qui voulaient une distribution directe des terres, était que le système allait garantir le maintien en place du paysan. Joli ratage ! On vérifiait le mot du poète polonais Mickiewicz : « La Russie est encore une page blanche, dont les caractères peuvent être tracés par la main de Dieu ou celle de Satan. » Lénine puis Staline y tracèrent plus tard ce qu’ils appelaient l’accumulation primitive du socialisme, par laquelle la rente n’allait plus aux propriétaires fonciers, mais à l’État, et le paysan restait tout aussi enchaîné, avec la mise en place de passeports intérieurs.

Ces freins aux flux migratoires ont disparu

Les choses ont changé. Trois facteurs majeurs façonnent les flux migratoires modernes.

D’abord, la terre est beaucoup moins source de richesses qu’autrefois. C’est le capital physique ou humain qui domine. C’est par rapprochement dans des grandes villes qu’émergent et prospèrent la plupart des activités modernes, dont en premier lieu les services et les métiers de la connaissance. On sait que l’occupation de l’espace par les hommes obéit toujours à des forces de diffusion (comme les gaz dans un espace à remplir) et des forces d’agglomération (comme la formation des planètes). Aujourd’hui, les forces d’agglomération dominent violemment, et avec elles la formation des mégalopoles et l’exode rural, deux phénomènes indissociables de la formidable croissance économique des dernières décennies, mais aussi de difficultés sociales d’un type nouveau.

Le second changement, c’est la venue de la démocratie ou, à tout le moins, de l’état de droit dans la plupart des pays, qui rend plus difficile le maintien de contraintes juridiques ou économiques à la circulation des gens au sein d’un territoire national. Il n’est (presque) plus question d’esclavage. Les passeports intérieurs ont disparu de Russie ou d’Afrique du Sud. Seule la Chine maintient aujourd’hui ce système. Tout simplement parce que les seuls appuis à ces restrictions disparaissent (la classe des propriétaires fonciers ou un État policier). Ce faisant, les freins aux mouvements de population disparaissent aussi.

Le seuil frein qui reste, c’est la frontière nationale, qui porte alors toute la pression. On voit donc, à côté de flux migratoires massifs à l’intérieur des grands pays, des flux croissants entre pays, beaucoup dans le sens sud – nord, et, on l’oublie souvent, plus encore dans le sens sud – sud parce que les frontières y sont plus difficiles à protéger. Parallèlement, il n’est pas envisageable pour une société démocratique de se barricader, sauf à assumer le paradoxe d’appeler de ses vœux la circulation internationale des biens, des idées et des capitaux tout en bloquant celle des hommes.

Troisième changement : la colonisation n’est plus une option. On n’a guère demandé leur avis aux Indiens d’Amérique sur l’immigration européenne ; pas plus aux populations des steppes sibériennes. Il n’y a plus depuis longtemps d’espace « vide » où des droits de propriété solides ne seraient pas en place. La colonisation de la Palestine au 20ème siècle est probablement la dernière du genre, faisant d’Israël une exception, source de bien des maux. Ce sont des sociétés aux droits constitués qui accueillent désormais les migrants et doivent gérer les déséquilibres que des flux trop ou pas assez importants occasionnent. C’est le défi qu’elles doivent relever, au mieux de leurs intérêts à long terme.

  1. E. Domar, « The Causes of Slavery or Serfdom: a Hypothesis ». On trouvera l’article, initialement publié en 1970 dans le Journal of Economic History, dans un billet de 2003 de l’excellent blog de Bradford DeLong.
  2. La productivité marginale du travail, c’est-à-dire le salaire à l’équilibre concurrentiel, devient égale à la productivité moyenne. Le propriétaire foncier ne peut louer le service du travailleur que s’il lui paye au moins autant que ce dernier recevrait à cultiver lui-même sa terre, et dans ce cas la rente disparaît.