De l’importance à regarder le climat intellectuel allemand d’entre les deux guerres
Article publié le 25/01/2016
Je reproduis ici l’extrait d’un texte formidable : « Sur le nihilisme allemand », écrit en 1941 par le philosophe et chercheur en sciences politiques Leo Strauss. Le texte fait lui-même partie d’un petit ouvrage, heureusement réédité par Payot en 2013, et que je recommande fortement : « Nihilisme et politique », Payot, 2001. Strauss y décrit certaines des racines intellectuelles de la tragédie allemande ouverte en 1933. Il y a, à mon sens, quelques similitudes avec la période actuelle. A lire. (L’extrait est un peu long, que l’éditeur me pardonne.)
Le nihilisme pourrait signifier : velle nihil, vouloir le rien, la destruction de tout, y compris de soi, et par conséquent principalement une volonté d’autodestruction. On me dit qu’il existe des êtres humains qui ont de tels étranges désirs. Je ne crois pas cependant qu’un tel désir soit le mobile ultime du nihilisme allemand. Non seulement un regard naïf ne remarque aucun signe dépourvu d’ambigüité, de volonté d’autodestruction, mais même si l’on démontrait qu’un tel désir était le mobile ultime, s serions encore incapables de comprendre pourquoi ce désir n’a pas revêtu la forme de l’attitude dite « fin de siècle », ou de l’alcoolisme, mais celle du militarisme. Il est encore moins avisé d’expliquer le nihilisme allemand comme une maladie mentale que d’expliquer de la même manière le désir d’un gangster aux abois de liquider en même temps que lui deux policiers et celui qui l’a trahi ; n’étant pas un stoïcien, je n’appellerai pas un tel désir un désir morbide.
Le fait est que le nihilisme allemand n’est pas un nihilisme absolu, le désir d’une destruction totale, y compris la sienne, mais un désir de la destruction de quelque chose de précis : la civilisation moderne. Ce nihilisme limité, si je puis ainsi parler, devient un nihilisme presque absolu pour la seule raison suivante : parce que la négation de la civilisation moderne – le « Non » – n’est pas fondée sur une conception positive claire quelconque, ni accompagnée d’une telle conception.
Le nihilisme absolu désire la destruction de la civilisation moderne dans la mesure où la civilisation moderne a une signification morale. Comme chacun le sait, le nihilisme absolu n’est pas particulièrement opposé aux moyens techniques modernes. La signification morale de la civilisation moderne, à laquelle s’opposent les nihilistes allemands, s’exprime dans des affirmations comme les suivantes : soulager la condition de l’homme ; protéger les droits de l’homme ; le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre possible. Quel est le mobile qui sous-tend la mise en cause de la civilisation moderne, de l’esprit de l’Occident, en particulier de l’Occident anglo-saxon ?
La réponse doit être la suivante : il s’agit là d’une protestation morale. Cette protestation vient de la conviction que l’internationalisme inhérent à la civilisation moderne, ou, plus précisément, que l’établissement d’une société particulièrement ouverte qui est, pour ainsi dire, le but de la civilisation moderne, et par conséquent toutes les aspirations liées à ce but sont inconciliables avec les exigences fondamentales de la vie morale. Cette protestation vient de la conviction que la racine de toute vie morale est essentiellement, et par conséquent éternellement, la société close ; de la conviction que la société ouverte est vouée à être, sinon immorale, du moins a-morale : le lieu où se retrouvent ceux qui cherchent le plaisir, le profit, un pouvoir irresponsable, où se retrouvent en fait toutes les irresponsabilités et l’absence de sérieux. La vie morale, affirme-t-on ici, implique une vie sérieuse. Le sérieux, et le cérémonial du sérieux – le drapeau et le serment au drapeau – sont les caractères distinctifs de la société close, de la société qui, par sa nature même, est constamment condamnée au Ernstfall, à la situation extrême, grave, au jour décisif, à la guerre, et qui s’oriente fondamentalement dans ce sens. Seule est véritablement humaine une vie dans une telle atmosphère de tension, une vie fondée sur la conscience permanente, des sacrifices auxquels elle doit son existence, et de la nécessité, du devoir, du sacrifice de la vie et de tous les biens terrestres : la société ouverte ne connait pas le sublime. Les sociétés occidentales, qui prétendent aspirer à la société ouverte, sont en fait des sociétés closes en voie de désintégration : leur valeur morale, leur respectabilité dépendent entièrement du fait qu’elles sont encore des sociétés closes.
Poursuivons cette argumentation un peu plus loin. La société ouverte, affirme-t-elle, est en fait impossible. Sa possibilité n’est pas du tout prouvée par ce qu’on appelle le progrès vers la société ouverte. Car ce progrès est largement fictif ou purement verbal. Certains faits fondamentaux de la nature humaine que les générations antérieures, qui avaient l’habitude d’appeler un chat un chat, avaient reconnus avec honnêteté, sont actuellement niés en paroles, recouverts superficiellement par des fictions juridiques ou autres, par exemple par la croyance selon laquelle on peut abolir la guerre par des traités qui ne s’appuieraient pas sur des forces militaires suffisamment puissantes pour punir la partie qui romprait le traité, ou par le fait d’appeler les ministères de la guerre des ministères de la défense, ou d’appeler le châtiment des sanctions. La société ouverte est moralement inférieure à la société close, également parce que la première est fondée sur l’hypocrisie.
La conviction qui sous-tend la protestation contre la civilisation moderne n’a fondamentalement rien à faire avec le bellicisme, avec l’amour de la guerre ; ni avec le nationalisme : car il a existé des sociétés closes qui n’étaient pas des nations ; en a en fait quelque chose à faire avec ce qu’on appelle l’État souverain, dans la mesure où l’État souverain présente le meilleur exemple moderne d’une société close au sens indiqué. La conviction que je suis en train de tenter de caractériser n’est pas, pour le répéter, originellement un amour de la guerre : elle est plutôt un amour de la morale, un sentiment de responsabilité envers une morale en péril. Les historiens parmi nous connaissent cette conviction, ou cette passion, par la protestation passionnée de Glaucon, le frère de Platon, contre la cité des pourceaux, au nom de la noble vertu [République, II, 372, au cas où ça vous tente]. Ils la connaissent, surtout, par la protestation passionnée de Jean-Jacques Rousseau contre la civilisation facile et légèrement corrompue du siècle du gout, et par la protestation passionnée de Frédéric Nietzsche contre la civilisation facile et légèrement corrompue du siècle de l’industrie. Ce fut cette même passion – qu’on ne s’y trompe pas – qui s’opposa, il est vrai sous une forme bien plus passionnée et infiniment moins intelligente, à la corruption prétendue ou réelle de l’Allemagne de l’après-guerre, « aux sous-hommes des grandes villes » (die Untermenschen der Grosstadt), au « bolchevisme culturel » (Kulturbolshewismus), et choses semblables. Cette passion ou cette conviction n’est donc pas en elle-même nihiliste, comme le montrent les exemples de Glaucon et de Rousseau, s’il était besoin d’exemples. On peut même se demander si elle n’a pas un élément fondé, si nous nous rappelons par exemple la décision des étudiants d’Oxford de ne pas se battre pour « le roi et la patrie » et d’autres faits plus récents. Tout en n’étant pas nihiliste en soi, et tout en n’étant peut-être même pas entièrement infondée, cette conviction a cependant conduit au nihilisme dans l’Allemagne de l’après-guerre à cause d’un certain nombre de circonstances. Parmi ces circonstances, je ne mentionnerai, dans l’examen qui suit, que celles qui n’ont pas été à mes yeux suffisamment soulignées dans les discussions de ce séminaire ni dans la littérature à ce sujet.
Il faudrait posséder un don qui me manque totalement, le talent d’un journaliste inspiré, pour donner à ceux d’entre vous qui n’ont pas vécu de longues années dans l’Allemagne de l’après-guerre une idée adéquate des émotions qui sont à la base du nihilisme absolu. Permettez-moi de tenter de définir le nihilisme absolu par le désir d’anéantir le monde présent et ses potentialités, un désir qui ne s’accompagne d’aucune conception claire de ce qu’on veut mettre à sa place. Et tentons de comprendre comment un tel désir a pu se développer.
Personne ne pouvait se satisfaire du monde de l’après-guerre. La démocratie libérale allemande sous toutes ses formes semblait à beaucoup absolument incapable de faire face aux difficultés auxquelles l’Allemagne était confrontée. Cela engendra un préjugé profond, ou confirma un préjugé profond déjà existant, contre la démocratie libérale en tant que telle. Une alternative déterminée à la démocratie libérale était possible. Le premier choix était une pure et simple réaction, telle que celle exprimée par le prince héritier Ruprecht de Bavière à peu près dans ces termes : « Certains disent que la roue de l’histoire ne peut tourner dans l’autre sens. C’est là une erreur. » L’autre choix était plus intéressant. Les plus anciens parmi nous se souviennent encore de l’époque où certains affirmaient que les conflits inhérents à la situation présente conduiraient nécessairement à une révolution, qui irait de pair avec une autre guerre mondiale ou qui la suivrait – à un soulèvement du prolétariat et des couches prolétarisées de la société qui déboucherait sur le dépérissement de l’État, sur la société sans classes, sur l’abolition de toute exploitation et de toute injustice, sur l’ère de la paix ultime. Ce fut cette perspective au moins autant que le désespoir du présent qui conduisirent au nihilisme. La perspective d’une planète pacifiée consacrée seulement à la production et à la consommation de marchandises spirituelles autant que de marchandises matérielles, fut positivement effrayante pour un bon nombre d’Allemands très intelligents et très honnêtes, mais il est vrai très jeunes. Ils ne se sont pas opposés à cette perspective par souci de leur propre position économique et sociale ; car assurément de ce point de vue ils n’avaient plus rien à perdre. Ils ne s’y sont pas opposés pour des raisons religieuses ; car comme l’a dit l’un de leurs porte-paroles (Ernst Jünger), ils savaient qu’ils étaient les fils, les petits-fils et les arrière-petits-fils d’hommes sans dieux. Ce qu’ils haïssaient, c’était précisément la perspective d’un monde dans lequel chacun serait heureux et satisfait, dans lequel chacun aurait son petit plaisir diurne et son petit plaisir nocturne, un monde dans lequel aucun grand cœur ne pourrait battre et aucune grande âme respirer, un monde sans sacrifice réel autre que métaphorique, c’est-à-dire un monde ne connaissant pas le sang, la sueur et les larmes. Ce qui paraissait aux communistes la réalisation du rêve par excellence de l’humanité était pour ces jeunes Allemands le plus grand avilissement de l’humanité, la fin de l’humanité, l’apparition du « dernier homme ». Ils ne savaient pas réellement, et ainsi ils furent incapables d’exprimer dans un langage suffisamment clair ce qu’ils désiraient mettre à la place du monde présent et de son avenir ou de sa suite prétendument nécessaire : la seule chose dont ils étaient absolument certains était qu’il fallait anéantir le monde présent et toutes les potentialités du monde présent en tant que tel, afin de prévenir l’établissement de l’ordre communiste ultime, qui deviendrait inéluctable sans leur intervention : littéralement n’importe quoi, le néant, le chaos, la jungle, l’Ouest sauvage, l’état de nature hobbésien, leur semblait infiniment supérieur au futur communiste anarchisto-pacifiste.
Leur « Oui » était inarticulé – ils étaient incapables de dire autre chose que « Non ! » Ce « Non » se révéla cependant suffisant comme préalable à l’action, à l’action destructrice. Voilà le phénomène qui m’apparait en premier lieu à chaque fois que j’entends l’expression de nihilisme absolu.
Il est à peine nécessaire de souligner l’erreur commise par ces jeunes gens. Ils ont tout simplement accepté la thèse communiste selon laquelle la révolution prolétarienne et la dictature prolétarienne étaient nécessaires, pour que la civilisation ne disparaisse pas. Mais ils insistèrent plus que les communistes sur le caractère conditionnel de la prévision communiste (« pour que la civilisation ne disparaisse pas »). Cette condition laissait la place au choix : ils choisirent ce qui selon les communistes était la seule alternative au communisme. En d’autres termes, ils reconnaissaient que toute argumentation rationnelle allait dans le sens du communisme ; mais ils opposèrent à cette argumentation apparemment invincible ce qu’ils appelèrent « la décision irrationnelle ». Malheureusement, tout ce qu’ils connaissaient en fait d’arguments rationnels était des arguments historiques ou plus précisément des propos sur le futur probable, des conjectures, fondées sur des analyses du passé, et surtout, du présent. Car cette astrologie moderne, cette science sociale prédisant l’avenir, s’était emparée d’une très grande partie de la jeunesse universitaire. J’ai déjà souligné que les nihilistes étaient de jeunes gens.
(…) J’ai fait allusion au fait que les jeunes nihilistes étaient des athées. En général, avant la Première Guerre mondiale, l’athéisme était l’apanage de la gauche radicale, tout comme, tout au long de l’histoire, l’athéisme avait été lié avec le matérialisme philosophique. La philosophie allemande a été principalement idéaliste, et les idéalistes allemands étaient théistes ou panthéistes. Schopenhauer, à ma connaissance, fut le premier philosophe allemand non matérialiste et conservateur à professer ouvertement son athéisme. Mais l’influence de Schopenhauer disparait dans l’insignifiance si on la compare à celle de Nietzsche. Nietzsche soutint que le présupposé athée n’était pas seulement conciliable avec une politique antidémocratique, antisocialiste et antipacifiste radicale, il était même la condition indispensable à une telle politique : pour lui, le credo communiste lui-même n’était qu’une forme sécularisée du théisme, de la croyance à la Providence. Il n’y a pas d’autre philosophe dont l’influence sur la pensée allemande de l’après-guerre puisse être comparée à celle de Nietzsche, de l’athée Nietzsche. (…)
Les adolescents dont je parle auraient eu besoin de maitres qui pussent leur expliquer en un langage clair la signification positive et non seulement négative de leurs aspirations. Ils croyaient avoir trouvé de tels maitres dans le groupe de professeurs et d’écrivains qui ouvrirent la voie, à leur insu ou non, à Hitler (Spengler, Möller van den Bruck, Ernst Jünger, Carl Schmitt, Heidegger). Si nous voulons comprendre l’étrange succès, non pas de Hitler, mais de ces écrivains, il nous faut jeter un coup d’œil rapide sur leurs adversaires qui étaient en même temps les adversaires des jeunes nihilistes. Ces adversaires ont souvent commis une grave erreur. Ils crurent avoir réfuté le « Non » en réfutant le « Oui », c’est-à-dire les affirmations inconsistantes, voire stupides, des jeunes. Mais on ne peut pas réfuter ce qu’on n’a pas compris entièrement. Et de nombreux adversaires n’ont même pas essayé de comprendre la passion ardente qui sous-tendait la négation du monde présent et de ses potentialités par les jeunes nihilistes. En conséquence, les réfutations elles-mêmes ne firent que confirmer les nihilistes dans leur croyance. (…) Il était évident que seuls auraient été écoutés des adversaires qui connaissaient ce doute parce qu’ils l’avaient eux-mêmes personnellement éprouvé, qui l’avaient surmonté par des années de pensée exigeante et indépendante. Beaucoup de ces adversaires ne remplissaient pas cette condition. Ils avaient été élevés dans la croyance aux principes de la civilisation moderne ; et une croyance dans laquelle on a été élevé risque de dégénérer en préjugé. En conséquence, (ils) tendirent à adopter une attitude défensive. Il arriva ainsi que les partisans les plus ardents du principe de progrès, un principe en lui-même essentiellement agressif, furent contraints d’adopter une posture défensive ; et, dans le domaine de l’esprit, le fait d’adopter une posture défensive ressemble au fait de reconnaitre sa défaite. Les idées de la civilisation moderne apparurent à la jeune génération comme de vieilles idées ; ainsi, les partisans de l’idéal du progrès se trouvèrent dans la situation inconfortable de devoir résister, à la façon des conservateurs, à ce qu’on avait appelé entretemps la « vague du futur ». Ils avaient l’impression d’être écrasés sous le lourd fardeau d’une tradition éculée et un peu poussiéreuse, tandis que les jeunes nihilistes, qu’aucune tradition n’entravait, avaient une liberté totale de mouvement. Et, dans les guerres de l’esprit non moins que dans les guerres réelles, la liberté d’action signifie la victoire. Les adversaires des jeunes nihilistes avaient tous les avantages intellectuels de la classe des propriétaires confrontée à l’intellectuel prolétarien, au sceptique, mais semblablement tous ses inconvénients. La situation de la civilisation moderne en général, et de sa colonne vertébrale qui est la science moderne, à la fois naturelle et politique en particulier, parut comparable à celle de la scolastique peu avant l’émergence de la nouvelle science du 17ème siècle : la perfection technique des méthodes et de la terminologie de l’ancienne école, le communisme y compris, parut un argument puissant contre l’ancienne école. Car la perfection technique peut dissimuler les vrais problèmes. Ou, si vous voulez, l’oiseau de la déesse de la sagesse ne prend son vol que lorsque le soleil se couche [Hegel]. Il était certainement caractéristique de la pensée allemande de l’après-guerre que la production de termes techniques, qui ne fut à aucun moment négligeable en Allemagne, atteignit alors des proportions astronomiques. La seule réponse qui eut pu impressionner les jeunes nihilistes devait être donnée dans un langage non technique. Une seule réponse fut donnée qui fut adéquate et qui aurait impressionné les jeunes gens s’ils l’avaient entendue. Cependant, elle ne fut pas donnée par un Allemand, et ne fut donnée qu’en 1940. Les jeunes gens qui refusaient de croire que la période qui suivrait le bond dans la liberté, qui suivrait la révolution communiste mondiale, serait le plus beau jour de l’humanité en général et de l’Allemagne en particulier, auraient été impressionnés, autant que nous l’avons été, par ce qu’a dit Winston Churchill après la défaite des Flandres sur le plus beau jour (« Their Finest Hour ») de la Grande-Bretagne. (…)
Si basse que puisse être l’opinion que nous ayons de nazis, je suis enclin à croire qu’ils ne désirent pas la domination du monde par l’Allemagne simplement comme un moyen de se maintenir au pouvoir, mais qu’ils tirent, pour ainsi dire, un plaisir désintéressé de la perspective de ce tableau prestigieux : « l’Allemagne gouvernant le monde ». Je ferai même un pas de plus et je dirai que les nazis tirent vraisemblablement un plaisir désintéressé du spectacle des qualités humaines qui permettent aux nations d’être conquérantes. Je suis certain que les nazis considèrent n’importe quel pilote de bombardier ou n’importe quel commandant de sous-marin comme absolument supérieur en dignité humaine à n’importe quel médecin ou au représentant de n’importe quel métier relativement paisible. Car un nihiliste allemand bien plus intelligent et bien mieux éduqué que Hitler lui-même a dit : « De quel genre sont donc les esprits qui ne savent même pas qu’aucun esprit ne peut être plus profond et plus savant que celui de n’importe quel soldat tombé n’importe où aux batailles de la Somme ou des Flandres ? Voilà le critère dont nous avons besoin » (Jünger). [ou encore :] Von Moltke : « La paix éternelle est un rêve, qui n’est même pas un beau rêve. »
(…) Si grande soit la différence entre le militarisme allemand et le nihilisme allemand, la parenté de ces deux aspirations saute aux yeux. Le militarisme allemand est le père du nihilisme allemand. Une compréhension complète du nihilisme allemand exigerait par conséquent une compréhension complète du militarisme allemand. Pourquoi l’Allemagne a-t-elle une aptitude particulière au militarisme ? Il faut nous contenter ici d’un petit nombre de remarques extrêmement rapides.
Pour expliquer le militarisme allemand, il n’est pas suffisant d’invoquer le fait que la civilisation allemande est considérablement plus jeune que la civilisation des nations occidentales, que l’Allemagne est par conséquent nettement plus proche de la barbarie que les pays occidentaux. Car la civilisation des nations slaves est plus récente encore que celle des Allemands, et les nations slaves ne semblent pas aussi militaristes que les Allemands. Pour trouver la racine du militarisme allemand, il pourrait être plus sage de négliger la préhistoire de la civilisation allemande, et de considérer l’histoire de la civilisation allemande elle-même. L’Allemagne a atteint son plus haut niveau dans les lettres et la pensée au cours de la période allant de 1760 à 1830, c’est-à-dire après que l’élaboration de l’idéal de la civilisation moderne a été presque complètement achevée, et alors qu’une révision de cet idéal, ou qu’une réaction à cet idéal, avait lieu. L’idéal de la civilisation moderne est d’origine anglaise et française ; il n’est pas d’origine allemande. La question de la signification de cet idéal est bien entendu une question très controversée. Si je ne me trompe pas considérablement, on peut définir la tendance du développement intellectuel qui explosa pour ainsi dire dans la Révolution française, dans les termes suivants : il faut abaisser les critères moraux, les exigences morales, que tous les maitres dignes de foi avaient auparavant élevés, mais en prenant plus de soin que ces maitres antérieurs pour mettre en pratique, en pratique politique et juridique, les règles de la conduite humaine. La manière dont cela fut accompli de la façon la plus efficace consista à identifier la morale à une attitude affirmant les droits de chacun, ou à un intérêt personnel éclairé, ou à réduire l’honnêteté à la meilleure politique, ou à résoudre le conflit entre l’intérêt commun et l’intérêt privé au moyen de l’industrie et du commerce. Les deux philosophes les plus célèbres : Descartes, sa générosité et pas de justice, pas de devoirs ; Locke, là où n’y a pas de propriété, il n’y a pas de justice (voir également l’utopie hédoniste de Thomas More par opposition à la république austère de Platon). La pensée de l’Allemagne s’éleva contre cet abaissement de la morale, et contre le déclin corrélatif d’un esprit véritablement philosophique, et ce pour l’honneur durable de l’Allemagne. Ce fut cependant précisément cette réaction à l’esprit des 17ème et 18ème siècles qui posa les bases du militarisme allemand, pour autant qu’il s’agisse d’un phénomène intellectuel. En s’opposant à l’identification du bien moral avec l’intérêt personnel même éclairé, les philosophes allemands insistèrent sur la différence entre le bien moral et l’intérêt personnel, entre l’honestum et l’utile ; ils insistèrent sur le sacrifice de soi et sur la négation de soi ; ils insistèrent tant sur ce point qu’ils finirent par oublier le but naturel de l’homme qui est le bonheur. Le bonheur et l’utilité ainsi que le sens commun (Verständigkeit) devinrent presque des termes proscrits dans la philosophie allemande. Or la différence entre le noble et l’utile, entre le devoir et l’intérêt personnel, est surtout visible dans le cas d’une vertu particulière, le courage, la vertu militaire : l’accomplissement parfait des actions de toutes les autres vertus est, ou peut être, récompensé ; cela paie réellement d’être juste, tempérant, aimable, magnifique, etc. ; mais l’accomplissement parfait des actions courageuses, à savoir la mort au champ d’honneur, la mort pour son propre pays, n’est jamais récompensé ; c’est la fine fleur du sacrifice de soi. Le courage est la seule vertu clairement non utilitaire. [mon soulignement] En défendant la morale menacée, c’est-à-dire en défendant une morale non mercenaire, les philosophes allemands eurent la tentation d’exagérer la dignité de la vertu militaire, et, en des cas très importants, dans le cas de Fichte, de Hegel et de Nietzsche, ils succombèrent à cette tentation. De cette manière et de divers autres, la philosophie allemande engendra une tradition de mépris pour le sens commun et pour les buts de la vie humaine tels que les voit le sens commun.
Si profonde que soit la différence entre la philosophie allemande et la philosophie des pays occidentaux, la philosophie allemande se conçut en dernière analyse elle-même comme une synthèse de l’idéal prémoderne et de l’idéal de la période moderne. Cette synthèse n’a pas marché : dans la deuxième moitié du 19ème siècle, elle fut supplantée par le positivisme occidental, le rejeton naturel des Lumières. L’Allemagne avait été éduquée par ses philosophes au mépris de la philosophie occidentale (« je méprise Locke » est un mot de Schelling) ; elle remarqua alors que la synthèse de l’idéal prémoderne et de l’idéal moderne qu’avaient effectuée ses philosophes ne marchait pas, elle ne vit d’autre issue que dans la purification complète de la pensée allemande de l’influence des idées de la civilisation moderne, et dans un retour à l’idéal prémoderne. Le national-socialisme est l’exemple le plus célèbre, parce que le plus vulgaire, d’un tel retour à un idéal prémoderne. (…)
De tous les philosophes allemands, et en fait de tous les philosophes, aucun n’a exercé une plus grande influence sur l’Allemagne de l’après-guerre, aucun n’a eu plus de responsabilité dans l’émergence du nihilisme allemand, que Nietzsche. La relation de Nietzsche à la révolution allemande nazie est comparable à la relation de Rousseau à la Révolution française. Cela revient à dire qu’en interprétant Nietzsche à la lumière de la révolution allemande, on est très injuste envers Nietzsche, mais on n’est pas absolument injuste. (…)
Je crois que Nietzsche a en grande partie raison lorsqu’il affirme que la tradition allemande est très critique envers les idéaux de la civilisation moderne, et que ces idéaux sont d’origine anglaise. Cependant, il oublie d’ajouter que les Anglais ont presque toujours eu la prudence et la modération très peu allemandes de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est-à-dire la prudence de se représenter les idéaux modernes comme une adaptation raisonnable de l’idéal ancien et éternel d’honnêteté, de règne de la loi et d’une liberté qui n’est pas licence, à des circonstances nouvelles. Cette attitude consistant à prendre les choses comme elles viennent, à se débrouiller tant bien que mal, à ne s’occuper d’un problème que lorsqu’on y est confronté, peut avoir été un peu nuisible au radicalisme ou à la profondeur de la pensée anglaise ; mais elle s’est révélée une bénédiction pour la vie anglaise ; les Anglais ne se sont jamais plu à ces ruptures radicales avec les traditions qui ont joué un rôle si important sur le continent. Quoi qu’il puisse y avoir d’erroné dans l’idéal proprement moderne, les Anglais qui furent à son origine étaient eux-mêmes en même temps versé dans la tradition classique, et les Anglais ont toujours gardé par devers eux une quantité substantielle du contrepoison nécessaire.