Une réforme monétaire pour l’Islande… et au passage comprendre – enfin ! – comment marche la monnaie
Article publié le 17/01/2016
Lecture de « MONETARY REFORM – A BETTER MONETARY SYSTEM FOR ICELAND », Frosti Sigurjonsson, March 2015.
La crise bancaire en Islande a été énorme, menaçant de conduire le pays à la faillite. D’où une initiative du gouvernement pour « brider » les banques, cette fois-ci en ressortant une vieille idée : ôter aux banques la capacité de créer ex-nihilo de la monnaie. Une commission a été désignée, d’où un rapport est sorti, rédigé par
Disons-le, ce rapport, disponible ici, est remarquable. C’est un must-read pour toute personne évoluant dans le monde de la finance. Non pas tant pour l’exposé d’une réforme possible du système bancaire, mais parce qu’il s’agit à mon sens d’un impressionnant travail de pédagogie sur comment fonctionnent les banques, et comment fonctionne la monnaie. Parce qu’il faudra bien un jour s’avouer ce qu’on cache honteusement à tous, si grand financier qu’on se prétende : la monnaie, on ne comprend jamais trop bien comment ça marche ! Ici, Frosti s’est décarcassé pour faire comprendre au député islandais de base le comment ça marche, pourquoi tout est allé de travers en Islande et pourquoi le parlement doit faire passer son projet de réforme. C’est donc une prouesse de pédagogie. Pour ne pas se taper les 110 pages du rapport, on pourra se contenter de lire le chapitre 3. Romaric Godin, dans un très bon papier de la Tribune d’avril 2015, en fait également une bonne photo. Voir aussi le papier critique de Matthew Klein dans le Financial Times.
Avant de dire deux trois mots de la réforme proposée, un commentaire précisément sur le « comment ça marche ».
On a finalement à peu près tous compris que ce sont les banques commerciales privées qui créent la monnaie. Votre entreprise va solliciter un crédit à sa banque. S’il est accordé, celle-ci va immédiatement vous ouvrir un compte courant (qui est une dette pour la banque et donc qui figure à son passif) et reconnaître une créance sur vous, d’un même montant, à son actif. La monnaie est ainsi créée ex-nihilo (et inversement détruite quand le prêt est remboursé). Vous allez tirer sur votre compte au gré de vos dépenses, ce qui videra votre compte, mais ira alimenter les comptes de vos fournisseurs, logés dans la même banque ou dans une autre banque.
Pourquoi le processus n’est-il pas illimité, puisque la banque vient de créer à coût nul à la fois un crédit et un dépôt bancaire, c’est-à-dire de la monnaie – et que cela va lui rapporter un profit, lié à la différence entre le taux débiteur pour le client et son cout de refinancement ? Les manuels disent : parce qu’il y a trois « fuites », qui empêchent de poursuivre la distribution de crédit à l’infini et qui donne la main à la banque centrale pour contrôler l’offre de monnaie et de crédit.
Fuite n°1 : la contrainte de fonds propres. Le régulateur impose à la banque de disposer d’un certain volet de fonds propres, qui oblige la banque à trouver un financement non monétaire, par exemple une émission de capital.
Fuite n°2 : les flux monétaires occasionnés par vos dépenses, par exemple payer vos salaires, ne peuvent pas être intégralement réglés par débit/crédit électronique. Il y a un besoin de pièces de monnaie et de billets, dont la banque centrale (et en France le Trésor pour les pièces) ont le monopole. C’est un levier à la disposition de la banque centrale.
Enfin et surtout, fuite n°3, de la même façon que vous avez besoin de disposer d’un compte courant pour effectuer vos transactions, votre banque a besoin d’un compte pour régler ses transactions entre banques. C’est là encore un monopole de la banque centrale, qui gère les comptes de réserve des banques – et qui au surplus peut obliger les banques à détenir des réserves auprès d’elle. La banque qui a besoin de liquidités peut s’adresser à elle pour en obtenir, contre remise de titres financiers, évidemment à un taux d’intérêt que la banque centrale contrôle.
Mais lisant le document, j’ai pris conscience d’une chose à laquelle je n’avais jamais trop pensé à propos du frein dont dispose la banque centrale : si une banque est toute seule à accorder un crédit, elle se retrouve débitrice des autres banques chez qui les fournisseurs de votre entreprise vont déposer leurs liquidités ; elle doit donc s’adresser à la banque centrale. Mais si toutes les banques agissent d’un même pas pour accroître le crédit, ce besoin de réserves supplémentaires disparaît quasiment, puisque les crédits de l’une font les dépôts d’une autre. Très belle citation de Keynes là-dessus en p. 31. Donc, en période de surchauffe de crédit, la banque centrale affaiblit paradoxalement son levier d’action. Même chose aussi à propos du ratio de fonds propres, censé pousser les banques à lever des fonds externes : ce levier devient moins efficace en période de surchauffe, puisque les banques deviennent hyper-rentables et donc ont du profit et des fonds propres plus abondants (et sont d’ailleurs moins sensibles à des hausses de taux de la banque centrale). On a ici, très bien expliquée, toute la logique d’une bulle de crédit.
Dans le cas de l’Islande, leurs banques ont fait du crédit inconsidérément pendant toute la période précédant 2007, y compris massivement à l’international, y compris dans des investissements en actions, et y compris probablement dans tous ces objets financiers bizarres que créaient à tour de bras les banques d’investissement américaines. Le rapport dit que le PIB a crû d’un facteur trois et le crédit d’un facteur 10 ! La banque centrale islandaise l’a reconnu elle-même (avant même l’explosion de la crise !) : « Much of the increase in corporate and national debt is explained by investment in foreign equities and foreign lending by the banking sector », dit-elle dans un rapport de 2006. Quand la marée est redescendue, pour reprendre le mot de Warren Buffett, on a pu voir – les déposants et contribuables islandais en premier lieu – qui se baignait nu. Quand les investissements sont foireux, ce sont bien les dépôts bancaires qui risquent de ne pouvoir être remboursés, et donc tout le système de paiements qui risque de s’effondrer.
Le projet de réforme s’appuie sur ce constat. Il reprend une très vieille idée d’Irving Fisher, un économiste américain dans les années 30, précisément à la suite de la crise de 1929. Il faut, selon lui et beaucoup d’économistes qui l’ont suivi, séparer strictement la fonction crédit et la fonction dépôts. L’idée est simplissime : les banques spécialisées dans le crédit ne gèrent plus le système de paiements. Elles ne peuvent prêter que sur ressources propres, ou bien par emprunt auprès de la banque centrale. En clair, elles deviennent des fonds d’investissement en prêts.
Les banques de dépôts ont le monopole de la gestion des moyens de paiement. Les dépôts, un peu comme aujourd’hui les réserves des compagnies d’assurance, sont immobilisés en actifs financiers sûrs et liquides, c’est-à-dire pour l’essentiel en titres de dette publique. (Soit dit en passant, ceci condamne l’Etat à faire du déficit, pour « fabriquer » l’actif sans risque et liquide dont ces banques auront besoin.)
Le schéma islandais s’écarte un peu du schéma de Fisher ainsi décrit, en ce sens que les banques de dépôts sont en pratique fusionnées avec la banque centrale. Plus exactement, je dépose à la Société Générale, mais celle-ci dépose immédiatement auprès de la banque centrale, un peu comme la distribution des livrets d’épargne aujourd’hui quand l’argent revient à la Caisse des dépôts. Dans le projet islandais, c’est la fonction dépôts qui réside à la banque centrale. Les banques de crédit s’adressent aux marchés financiers, c’est-à-dire aux épargnants, pour leur financement, mais peuvent également obtenir des fonds supplémentaires auprès de la banque centrale (ce qui permet une croissance nette de la masse monétaire, pour satisfaire aux besoins de la croissance). Notez aussi que la banque centrale peut dans le projet faire des prêts à l’Etat, c’est-à-dire monétiser la dette publique (ce qui se faisait en France jusqu’à l’élection de Giscard d’Estaing.)
On peut faire le détail des flux que ce type de réforme implique. Disons qu’il y avait auparavant une grande banque B faisant du crédit pour un montant de 100 à partir principalement de dépôts à hauteur de 80. Le secteur privé non financier portait ces 100 d’endettement. L’Etat quant à lui avait émis 75 de dettes publiques. Qu’est-ce qui change si on éclate B en deux entités BD et BC selon qu’elles fassent du dépôt ou du crédit ?
Après éclatement, le bilan de BC porte 100 de prêts à l’actif comme avant, financé par des titres financiers pour 100. Si ces titres étaient portés par les banques BD, rien ne serait changé. Mais le régulateur oblige BD à porter des titres d’Etat à son actif. Il faut donc – un gros « il faut », je l’admets – que le secteur privé bascule ses placements d’épargne en ces titres émis par la banque BC plutôt qu’en papiers d’Etat.
Cela ne change nullement la dette consolidée des agents non financiers : l’Etat avait 75 de dette, il les garde, mais portée par BD plutôt que par le secteur privé non financier. La dette brute totale de l’économie ne change pas d’un iota, si ce n’est que dans l’appel d’air créé l’Etat peut en profiter pour se financer davantage par dette. Le secteur privé avait 100 de dette financière ; il la garde comme avant.
Remarquez que dans la période d’avant 2008, un gigantesque bout du patrimoine financier des ménages était constitué de titres, surtout des certificats de dépôts via dans les fonds communs dits monétaires, émis par les banques, indice d’une très forte intermédiation bancaire et, s’agissant des banques européennes, d’une exposition internationale bien plus grande que leur base de dépôts domestique. On était déjà proche de la solution de Fischer. Ceci tend à faire dire que les très réels obstacles qu’on identifie à basculer vers un système BC / BD sont les mêmes que ceux qu’on va ressentir à vouloir faire croître, sur le modèle américain, la désintermédiation bancaire, un mouvement encouragé par les régulateurs. Il faut bien que quelqu’un accepte, via des dépôts ou via des titres financiers, de financer les banques.
La proposition est intéressante, mais fortement contestée. Par exemple par Raghuram Rajan, ce brillant économiste de l’Université de Chicago et à présent gouverneur de la Banque centrale d’Inde – et à mon sens l’auteur du meilleur bouquin de description de la crise financière[1]. Il avait, dans un article de 1998, disponible ici sur Internet, expliqué pourquoi une banque de crédit avait besoin de la fonction dépôts pour recueillir de l’information sur son client, ceci en surveillant ses mouvements bancaires. Sans dépôts, pas de crédit, et ceci depuis les premiers pas des banques sous les Médicis. La deuxième critique est que même en situation de séparation, les bulles de crédit peuvent advenir. Il suffit de regarder les banques françaises : elles ont réussi avec brio à piloter une forte expansion internationale, notamment en trade finance, par leur capacité à lever des fonds sur les marchés, par exemple via les money market funds en dollars aux Etats-Unis pour leurs prêts internationaux. Il n’y pas là de création monétaire, et pourtant le retournement de 2007-08 les a prises de court quand les marchés se sont fermés. C’est en partie par ce mécanisme qu’elles ont pu recycler vers la Grèce les excédents du commerce extérieur allemand dans son commerce avec la Grèce. Et elles sont contraintes à faire retraite aujourd’hui dans le trade finance, faute de ce financement.
Deux remarques pour finir. Il existe à mon sens un vrai levier, à savoir les réserves obligatoires, sur les crédits et les dépôts, mais que la doxa du banquier central a mis de côté depuis une vingtaine d’années. Cela rappelle trop le « contrôle du crédit », qui prévalait en France pendant tout l’après-guerre, un outil qui finalement n’a pas si mal marché. La Banque de Chine continue à user abondamment de l’instrument.
Enfin, comment s’empêcher de penser que la banque centrale islandaise a été nullissime ou « aux ordres » ! Instaurer des réserves obligatoires sur les crédits consentis aux non-résidents aurait calmé pas mal d’ardeur. Le superviseur était mou, ou plus probablement acheté par le club des banques. Dans ces minuscules pays, toute l’élite se retrouve à midi dans les mêmes cafés et restaurants. On me dit aussi qu’à la dernière assemblée générale de Finance Watch, cette association qui tente de faire contrefeu aux pressions du lobby bancaire auprès du corps politique, l’ancien responsable de la banque centrale islandaise avait décrit en termes haut en couleurs la situation qu’il avait trouvée en arrivant (pour débarquer son prédécesseur quand la crise avait éclaté). Un corps de contrôle réduit à quelques personnes terrorisées dans des locaux sordides et considérées comme des sous-merdes.
A propos de l’Islande, quelques remarques:
– Le côté toutes les banques sont débitrices et créditrices entre elles, donc pas de limite au crédit n’est-il pas modéré par le fait que les actifs sur les autres banques ne sont pas acceptés par la Banque centrale en collatéral de demande de liquidité, même si ces actifs sont considérés comme de grande qualité? C’est justement pour ne pas être pris au piège d’émissions de CD par une banque acquises par une autre qui émet des CD, etc. que la disposition a été prise.
– Pour rappel, la CDC ne centralise désormais qu’une partie du Livret A, les banques ayant obtenu (i) de pouvoir distribuer le Livret A auparavant réservé qu’à 3 réseaux et (ii) de conserver jusqu’à 35% des dépôts dans leur bilan, à charge pour elles de faire du crédut aux PME françaises (aucune statistique de vérification n’a été produite sur le sujet). Au passage, notons qu’il s’agit d’une option (grtuite) pour les banques de centraliser 100% à la CDC ou un pourcentage compris entre 65 et 100%. Cela change considérablement le risque de la CDC: grosso modo, elle était face aux comportements de 60 millions d’épargnants, désormais elle est face au comportement de 80 banques averties des arbitrages possibles…
Les banques n’ont clairement plus le monopole des crédits. l’essor des fonds de dette (émission de capital souscrit par les investisseurs institutionnels pour prêter ou acquérir des obligations de trop petite taille ou pas notées). Instrument en croissance.
– Les banques françaises sont de retour sur le trade finance. Il est question que la SFIL et bpi s’installent sur ce marché (en refinancement des banques qui connaissent le marché avec tous les défauts de ce type de montage) mais il semble bien que les banques n’aient pas besoin de ce recours actuellement. Encore une option à leur main…
- Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, 2010. ↑