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Le blog de François Meunier

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Quand les femmes se font rares

Article publié le 02/11/2015

 

La préférence pour les garçons s’accroît dans beaucoup de pays. Le sex-ratio à la naissance (SRN), qui se situe naturellement à 105, est monté par exemple à 112 au Vietnam, qui suit désormais l’exemple de l’Inde et de la Chine. Question : quelles conséquences sociales peut avoir une telle dérive ? Y a-t-il des forces de retour à un juste équilibre ?

Dans certaines régions de Chine, le SRN atteint 130, et même 190 pour le second enfant dans les villages où il est permis d’avoir un second enfant et quand le premier est une fille. C’est pour partie l’effet de la politique de limitation des naissances à un ou deux enfants par famille, que le gouvernement chinois est en train d’assouplir. Récemment en Chine, les familles faisaient des enfants jusqu’à avoir un fils, puis utilisaient des techniques contraceptives par la suite, les garçons représentant la lignée, avec un rôle social et religieux important. En particulier, les garçons sont là-bas une sécurité pour les vieux jours des parents, alors que les filles iront plutôt à s’occuper de leurs beaux-parents. La rapide diffusion des instruments d’échographie rend plus rapide encore l’ajustement au nombre de garçons désiré, parce qu’ils rendent moins difficile, et parfois moins criminel, le contrôle du sexe des nouveau-nés. Mais d’autres facteurs sont à l’œuvre, à preuve l’Inde du nord qui connaît une montée rapide de son SRN alors qu’elle ne pratique plus depuis longtemps ce type de politique : le SRN y est de 113 (et de 125 dans le Punjab). Même chose à Singapour, à Taiwan, au Pakistan, en Arménie, en Géorgie et en Azerbaïdjan où on enregistre même plus d’avortements que de naissances.

La sociologie – et aussi la finance – rentrent en jeu dès qu’on se pose la question : que va-t-il se passer dans 20 ou 25 ans, quand le manque de filles perturbera ce que les économistes, avec leur froideur habituelle, appellent le « marché matrimonial » ? Cela s’est déjà passé dans l’histoire, mais à l’inverse, lorsqu’une guerre importante provoquait une l’hémorragie de jeunes hommes. La Russie d’après 1945 (lire Soljenitsyne) ou la France d’après 1918 (comme le disaient nos grand-mères) ont dû s’adapter à ce déficit d’hommes : plus de célibataires femmes, un taux d’activité des femmes en hausse, des hommes mieux choyés, une différence d’âge accrue entre homme et femme au mariage (ça marche si la population croît, avec un petit raisonnement sur les intérêts composés !). Et pas forcément relèvement du statut de la femme, qui a certes d’un côté un taux d’activité et une autonomie financière plus grands, mais de l’autre a plus de difficulté à entrer dans une vie maritale, gage de bon ancrage dans la société. Dans les sociétés moins structurées et moins riches que les sociétés occidentales modernes, c’était un facteur net de dégradation du statut de la femme, qui devenait un « objet » moins rare, dirait l’économiste.

Nous allons donc vivre en Asie les premières expériences historiques d’un déficit important de femmes en âge de se marier. En Inde, il paraît que cette pénurie est en train de fissurer le régime des castes : les hommes prennent des épouses de castes inférieures, chose impensable auparavant. On est en train de se fabriquer des matriarcats en Asie. Les femmes asiatiques diront, selon le mot merveilleux de Françoise Sagan, « un homme fort ? Vous voulez dire musculairement ? » La seule référence historique qui me vienne à l’esprit est celle des pays d’Amérique latine au 19ème siècle, qui connaissaient par le jeu d’une immigration principalement masculine un fort déficit de femmes. Le statut de la femme y a rapidement évolué, à preuve le fait qu’elles ont donné le droit de vote aux femmes plus rapidement qu’en France (qui, coïncidence, souffrait d’un déficit d’hommes).

Il y a aussi un équilibre par le jeu des prix. On tombe ici sur les théories économiques qui tentent d’expliquer le niveau des dots dans les sociétés, telles l’Asie ou l’Afrique où cette pratique demeure. (Elle a disparu récemment dans les sociétés européennes, sans doute sous l’effet de l’accroissement du patrimoine des ménages et donc de leur sécurité individuelle.) Gary Becker, un économiste que j’aime bien, et accessoirement prix Nobel, a été un des premiers à relever que la dot est une sorte de prix du mariage, dont les variations sont révélatrices de raretés sur le marché matrimonial.

Ici, permettez-moi une précision technique. Dans la plupart des pays, Europe et Asie notamment, c’est-à-dire de tout temps la majorité de la population mondiale, la dot désigne la somme que les parents de la fiancée doivent verser à la famille du futur mari. Ce sont les filles qu’on dote, comme dans les pièces de Molière, et c’est la famille du garçon qui en profite. D’une façon curieuse, le mot de dot pour désigner la somme à payer pour obtenir l’épouse manque en français, preuve de la rareté de cette pratique. L’anglais dit bride’s price. Cette pratique vaut surtout en Afrique et dans les pays musulmans, de sorte que je parle ci-après de « dot à l’africaine » par opposition à la dot à l’européenne ou à l’asiatique. Il existe aussi la « douaire » (ou dower en anglais) par laquelle la famille de la jeune femme paie une somme au futur ménage, mais la met à disposition de la jeune femme comme assurance en cas de décès ou de départ du mari, chose fort utile quand l’espérance de vie était courte et que le décès du mari pouvait mettre en difficulté son épouse en charge d’enfants. On pourrait être surpris que la pratique qui domine historiquement soit un paiement pour faire partir les filles plutôt que pour les faire venir. On le comprend mieux en observant que les pays qui pratiquent la dot à l’asiatique connaissent une stabilité du mariage et une divorcialité moindre que les pays de dot à l’africaine. Il n’est pas exclu que les sociétés où on « achète » l’épouse confèrent aux hommes des droits accrus, et donc abusifs, sur leurs épouses, en particulier un droit plus aisé de répudiation.

Il devrait suivre de cette analyse que les variations du SRN ne sont pas neutres sur le niveau des dots. Une hausse du SRN, provoquant à terme une pénurie d’épouses, accroît le prix de la dot (à l’africaine) et réduit le prix de la dot (à l’asiatique). Depuis peu, c’est ce qui advient en Inde. Le raisonnement économique marche ! On note aussi qu’y apparaissent, simultanément à des dots versées par la famille de l’épouse, des contre-dots pour paiement de la fiancée. De même, les hommes paient souvent très cher la venue d’épouses de pays étrangers, d’où la cote des femmes d’Europe de l’Est dans des pays comme la Chine ou même l’Inde.

Il est tentant d’aller un pas plus loin et de s’interroger sur l’impact qu’aura sur le marché du mariage et sur la pratique de la dot la venue, maintenant très probable, de techniques non intrusives pour choisir le sexe de son enfant. Je formulerais une conjecture : il pourrait même y avoir des cycles ! Si le SRN monte, il faut prévoir un manque de femmes au bout d’une génération. Cette rareté va faire redescendre le SRN, la femme devenant plus « précieuse », ce qui accroît à nouveau l’intérêt pour les familles d’engendrer des filles, etc. Il y a un siècle, deux statisticiens, Lotka et Volterra, ont mis ce type de dynamique en modèle, avec un équilibre fait d’un cycle stable. Ils prenaient leur exemple dans la jungle, où cohabitent lions et gazelles (pas d’assimilation entre gazelle et femme, ni entre lion et homme !). Il y a beaucoup de gazelles à un moment donné dans la brousse, ce qui fait que les lions ont beaucoup à manger et leur population croît rapidement. Jusqu’à épuiser le stock de gazelles, en raison de la surpopulation des lions. La population des lions décroît donc, ce qui fait repartir la population des gazelles, etc. La RATP connaît ce type de cycle dans sa gestion de la fraude dans le métro : trop de contrôleurs fait fuir les fraudeurs, ce qui rend inutiles les contrôleurs… et revenir les fraudeurs. L’équilibre n’est donc pas forcément un point fixe, mais un cycle perpétuel. Ou même une absence d’équilibre : la population des gazelles peut totalement disparaître si jamais les lions ont d’autres sources de nourriture que les gazelles, de la même façon qu’il n’y a plus depuis Goldinger aucun fraudeur prêt à s’attaquer à Fort Knox, ou bien que certaines réserves halieutiques sont passées à zéro sous l’action de la pêche intensive.

De tels déséquilibres extrêmes ne peuvent advenir s’agissant du marché matrimonial, pour la simple raison qu’il faudra pour un long moment encore des femmes (et peut-être aussi des hommes) pour assurer la reproduction. Mais les comportements cycliques, oui !

Une incidente farfelue sur la dot

Pour glisser ici une remarque plus financière, remarquons qu’un marché financier sophistiqué de la dot permettrait de réguler ce cycle et dans certains cas de stabiliser le SRN à son niveau naturel de 105. Imaginez en effet qu’on puisse acheter et vendre à terme la dot sur un marché à terme. Si on peut anticiper que dans 20 ans la dot (à l’africaine) va monter par manque de filles ou abondance de garçons, il est intéressant de l’acheter sur le marché à terme. La hausse de prix signale à certains couples qu’il est intéressant de se remettre à faire des filles ; elle indique aussi à certains spéculateurs menacés de livrer à terme le « physique » qu’il faut par anticipation se procurer des filles (ou shorter les garçons). En cas de hausse du SRN, beaucoup de parents achèteront non pas leur future belle-fille à l’âge d’enfant pour sécuriser le mariage de leur fils – cela ne se fait plus trop aujourd’hui, sauf en terre musulmane –, mais un contrat à terme, pour couvrir l’inflation des dots quand leur fils cherchera une épouse. A l’équilibre, s’il n’y a pas de bulles, la spéculation stabilise et le taux de naissance se situe à l’équilibre démographique naturel.

Vous pouvez rire de cette petite fantaisie sur le cycle démographique hommes / femmes. Mais imaginons comme le faisait dans les années cinquante ce grand auteur de science fiction qu’est Robert Heinlein qu’on puisse arriver à contrôler génétiquement les enfants que nous voulons, par exemple leur sexe bien sûr, mais aussi la couleur de leurs yeux, leur propension à telle maladie, leur nez retroussé ou droit, leur intelligence, etc. Cette perspective, avec le génie génétique, n’est plus trop de la science-fiction, n’est-ce pas ? De nouveaux horizons éthiques s’ouvriront. Devra-t-on appeler eugénisme ce qui procède du choix individuel des parents et non de l’autorité orwellienne d’un Etat totalitaire ? Y a-t-il davantage emprise sur la liberté individuelle des enfants à venir qu’aujourd’hui quand on leur choisit un prénom avec lequel ils devront vivre toute leur vie ?

Justement les prénoms ! On sait qu’ils vont et viennent. Les parents croient être originaux en appelant leur bambin Inès ou Enzo (le top de l’année 2013 paraît-il) juste pour s’apercevoir à la première rentrée de maternelle qu’il y en a une flopée. Eh bien, nous risquons fort alors de retrouver les mêmes phénomènes de cycle et de mode pour le sex ratio, la propension à avoir des blonds ou des brunes, etc. De même qu’il y a des prénoms qui meurent, verra-t-on s’appauvrir, pour le meilleur et pour le pire, le réservoir à gènes de l’humanité, comme par exemple les tâches de rousseur ou le daltonisme ? (Le gène de la sottise semble plus résistant.) On en sera à l’âge de la nouvelle Genèse, où l’humanité devenue dans un vertige de liberté son propre créateur « créera l’homme et la femme à son image » et pourra « voir si cela était bon ».

Finissant ce billet, je tombe sur ce qu’en disait le grand Thomas Schelling dans un article incontournable (“On the ecology of micromotives”, National Affairs, n° 25 – Fall 1971.) : « There is a more dramatic lottery, the one that puts the sex of children beyond the player’s control and that restricts normal families to a chance mixture of the parents’ genes. This one is much more immediately private than the weather; collectively, though, we will change each other’s environments far more dramatically by reducing uncertainty at birth than by fighting over the weather. In the end, maybe, if there ever is an end, if the cycles are damped and the expectations stabilized, women may be « liberated » by scarcity value as the sex ratio moves in favour of male births. What else would parents do if each could make his minute contribution to the statistics of birth by exercising some genetic choice? Cycles in Christian names and the breeding of dogs suggest the amplitude of variation that these minute and private decisions could overwhelm us with ».