SITUATIONS

Le blog de François Meunier

retour

Le nouveau égoïsme territorial – Lecture de Laurent Davezies

Article publié le 27/01/2016

(article paru initialement dans la revue Esprit de juin 2015)

Une tendance à la fragmentation des nations se fait jour et ce n’est pas forcément une bonne nouvelle. Ecosse, Flandre, Catalogne, pour se limiter à l’Europe, font entendre des appels à l’autonomie ou à l’indépendance, au sein de nations qu’on croyait solidement constituées. Dans son dernier livre (« Le nouvel égoïsme territorial », Seuil et La République des Idées, mars 2015), livre qui suit ses importants travaux sur la nation et le territoire, Laurent Davezies éclaire utilement la question, devenue un enjeu politique majeur, surtout pour la construction européenne.

Voici l’argument. On rencontre une dynamique favorable au sein de l’État-nation – dont l’archétype se trouvait jusqu’au 20ème siècle en Europe – assurant une convergence des intérêts régionaux : la proximité géographique bien-sûr, mais aussi des effets d’entrainements industriels amont/aval et une économie encore largement fermée. Dans ce cadre, les politiques de redistribution peuvent s’appliquer à l’initiative de l’État central dans le domaine social et territorial. Elles sont d’autant mieux acceptées que les transferts de revenus des régions riches (qui concentrent en général les industries et la production) vers les régions pauvres leur reviennent sous la forme de demande de biens et services.

C’est ce « contrat de territoire avec la nation qui est aujourd’hui menacé », nous explique Davezies. D’une part, la mondialisation fait que désormais l’arrière-pays est devenu le monde entier, du moins ses régions les plus productives dans leur association capital / travail. Pourquoi la Rhénanie irait-elle chercher en Saxe ce qu’elle peut commodément trouver dans le Guangdong ou en Silésie polonaise ? D’autre part, l’ouverture des frontières fait que les revenus de distribution s’échappent plus à l’étranger qu’ils ne reviennent dans la région contributrice. Quand, au travers du budget national, la Lombardie « subventionne » les revenus des habitants des Pouilles, c’est souvent les importations chinoises ou allemandes qui en profitent. Deux des éléments constitutifs du pacte territorial – du côté de la production et du côté de la consommation – perdent de leur force.

D’où la tentation pour la région riche de faire dissidence. Si cela se combine avec une identité culturelle et historique forte, voire avec des éléments de frustration propre à l’histoire nationale (les Flamands par rapport aux Wallons, ou les Ecossais par rapport aux Anglais), on a les ingrédients d’une tension politique forte en faveur du séparatisme. Pour Davezies, c’est désormais un séparatisme du riche, un « égoïsme territorial », comme le dit l’excellent titre de l’ouvrage. Il fait habilement le contraste entre le cas des États-Unis, où la proximité culturelle et sociale au sein de l’union résout cette tension entre régions riches et pauvres avant tout par l’ « exit », c’est-à-dire par une très forte mobilité des citoyens ; et celui de l’Europe où les barrières entre pays restent très élevées, où donc c’est le « voice » qui domine, pour reprendre la distinction fameuse d’Albert Hirschman. Le risque s’accroit donc d’une polarisation géographique accrue entre régions riches et pauvres, l’État national perdant progressivement les moyens, tant financiers que politiques, de soutenir par son action de redistribution la cohésion de l’ensemble, et par là sa légitimité.

Une issue, nous indique Davezies, du moins dans une union économique et monétaire comme l’Europe, serait de faire grimper d’un niveau la fonction de redistribution, c’est-à-dire favoriser la montée en charge d’un budget communautaire capable de faire des transferts entre nations et de mieux mutualiser les risques. En effet, à l’échelle de ce très grand pays qu’est l’Europe, l’économie est beaucoup moins ouverte sur l’extérieur et la fonction assurantielle du niveau central retrouve sa force. On sait les réticences politiques que cette préconisation rencontre.

Pour autant, l’analyse suffit-elle ? N’y aurait-il pas place pour des comportements de défection de la part non seulement des régions riches, mais de celles qui sont laissées pour compte ? Davezies mentionne, mais pour au total rejeter, le courant intellectuel qui met en avant le « small is beautiful » en matière territoriale. Le petit pays retrouve en effet des atouts, du moins dans cet endroit pacifié, ou qui se croit tel, qu’est l’Europe. Principalement parce que quantité de services publics sont fournis gratuitement par les grands pays, à commencer par le budget de défense. De plus, être passager clandestin est une stratégie gagnante : par exemple, adopter des taux d’impôt plus bas que ses (grands) voisins ne fait pas baisser les recettes fiscales. Cela les augmente. La Lorraine, aujourd’hui la région la plus pauvre de France du point de vue du revenu disponible par habitant, regarde avec envie son voisin le Luxembourg, 3,2 fois plus riche aujourd’hui selon le même critère, un record en Europe. Ces deux régions sont pourtant proches historiquement et l’étaient économiquement au sortir de la dernière guerre ; et toutes deux ont subi de même façon le choc de l’effondrement de la sidérurgie.

Peut-être est-ce une malfaçon de l’Europe, en cours de correction ? Mais une autre force centrifuge est à l’œuvre, plus difficile à écarter, qui celle-ci ne repose pas sur des « arbitrages » fiscaux ou règlementaires. La réalité, c’est que la région pauvre au sein d’une nation n’a pas toujours ni l’autonomie ni les moyens d’une stratégie de comblement de son retard. Ceci même dans le cas, et peut-être surtout dans le cas, où la nation redistribue généreusement pour compenser le retard de revenu. À une époque où les chiffres étaient encore calculés, on montrait que la Corse avait certes, comme le dit Davezies, un PIB et un revenu disponible par habitant proches de la moyenne des régions françaises hors Ile-de-France ; mais que ce PIB résultait très largement de la contribution des administrations publiques, financée par des transferts en provenance du « continent » à hauteur de 45% du PIB en 1997, et plus probablement aujourd’hui. Et son déficit commercial consolidé (y compris auprès des autres régions françaises) s’élevait à 37% du PIB quand ses exports vers l’étranger n’étaient que de 0,3% de son PIB. On est dans la configuration connue sous le terme de « syndrome hollandais » où les transferts nuisent à la compétitivité de l’économie et empêchent l’émergence d’acteurs performants dans les services ou l’industrie.

L’exemple peut paraître extrême, la Corse étant la Corse. Mais l’Italie le connaît avec le Mezzogiorno et l’Allemagne en fait désormais l’expérience douloureuse avec les nouveaux Länder de l’est. Ce thème a fait partie du débat politique conduit en Ecosse au moment du référendum : voici une région qui, une fois le pétrole tari, n’est pas dans le modèle d’une région riche décrit par Davezies, mais au contraire d’une région qui pâtit dans son développement de l’effet d’aspirateur qu’exercent l’Angleterre et notamment la métropole londonienne. La logique à l’œuvre rappelle par certains traits le fait colonial, même s’il s’agit d’un colonialisme bienveillant puisque les flux financiers jouent au profit de l’Écosse, comme aiment le rappeler les politiques de Downing Street. Au total, la tension centrifuge est donc peut-être plus partagée – et plus légitime – que l’indique l’analyse de Dabezies. L’Estonie ou la Croatie n’auraient aucune chance de rattraper le peloton européen si elles se voyaient imposer d’un coup le cadre législatif, fiscal et social des grands pays de l’Union, et notamment le SMIC des grands pays de l’Union.

Il ne faut pas pour autant se tromper. La solidarité au sein d’une nation est bénéfique pour tous quand elle a une fonction assurantielle de réduction des risques et il est légitime que cette fonction soit mieux relayée au niveau de l’Union européenne. Mais elle est ambivalente quand le transfert devient structurel et donc évictif. Il y a peu de conséquences politiques bien-sûr si jamais la région, par exemple le Limousin – qui a le PIB par tête le plus bas de France – s’insère parfaitement dans la citoyenneté et dans la division « spatiale » du travail et des activités propre au pays. Ou encore si le montant des transferts de l’échelon national « achète » la non-défection de la population et de ses élites. Il en va très différemment, dans le cadre de la construction de l’Europe, si ces effets de polarisation frappent des régions entières, pire encore des pays, sans qu’il y ait le socle démocratique pour que les populations puissent légitimement accepter leur sort. L’Europe des transferts et de la solidarité ne peut avancer sans la construction démocratique appropriée, ceci dans l’intérêt même des régions en retard.