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Le blog de François Meunier

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L’Eglise peut-elle accepter la réforme du mariage des prêtres ?

Article publié le 06/11/2015

Initialement paru dans Telos, 9 juin 2015. Ainsi que dans le journal suisse Le Temps, du 10.6.15.

Un débat semble s’engager au sein de la hiérarchie catholique : faut-il revenir sur la règle du célibat des prêtres imposée par le concile de Latran en l’an 1139 ? Certains scandales récents et la baisse des vocations obligent à cette réflexion. Un recours à l’économie indique toutefois qu’il s’agit d’une réforme délicate à conduire et qu’elle aurait des conséquences importantes sur le mode d’organisation de l’Église.

Pour commencer, l’organisation de toute entreprise, ce qu’on appelle aujourd’hui sa gouvernance (un mot repris du droit canon), est un des domaines de recherche les plus actifs de la théorie économique. Un bon nombre de prix Nobel consacrent des réussites intellectuelles dans ce domaine, tout dernièrement celle de Jean Tirole[1]. Par entreprise, il faut non seulement regarder la grande corporation cotée en bourse et à capital éclaté, qui concentre – à tort – le gros des réflexions sur la bonne gouvernance, mais aussi la société à actionnariat de contrôle, l’entreprise familiale, les mutuelles et coopératives, les associations sans but lucratif, etc., autant de groupements à vocation productive dont l’organisation interne semble suivre des modèles assez précis, conduisant par une logique évolutive aux formes-type les plus efficaces.

L’association sans but lucratif – les églises en sont des cas particuliers – ont ceci comme caractéristique de n’avoir ni actionnaires ni fonds propres, et donc aucun ayant-droit pour ramasser « ce qu’il reste », profit ou perte, une fois que les divers engagements contractuels (salaires, fournisseurs…) ont été honorés. Le fait qu’une association vive de dons et de cotisations, et non d’apport en capital et de profit retenu, fait en général que le contrôle externe exercé par les tiers (les donateurs) est moindre que pour les sociétés de capitaux, parce qu’il s’agit pour ces dernières d’« investisseurs », c’est-à-dire de gens qui attendent un retour de leurs fonds investis. Par contre, les incitations des différents agents internes à s’approprier certains avantages à titre privé demeurent, à l’égal de ce qu’elles sont dans les sociétés à but lucratif. Les possibilités de retranchement du « management », en général très centralisé, y sont en général plus importantes, comme on l’a vu lors des scandales de l’ARC (Association pour la recherche sur le cancer) ou très récemment de la FIFA.

L’équilibre se fait, dans de telles organisations, par des structures de contrôle efficaces : quand leur taille est petite, le conseil d’administration est bien informé des décisions du dirigeant et a les moyens d’exercer une vraie surveillance. Certaines règles statutaires, notamment des mandats non reconductibles pour les dirigeants, aident également.

Dans un article désormais de référence, Eugene Fama et Michael Jensen[2] s’interrogent sur tous ces mécanismes. Au détour d’une page, ils analysent la gouvernance de l’Église catholique. Il s’agit d’une institution de taille énorme, très centralisée, reposant sur un principe hiérarchique très strict (renforcé par le dogme de l’infaillibilité du pape) et caractérisée, à la différence d’autres cultes, par l’absence de conseils de laïques ayant un rôle de surveillance du clergé séculier, conseils habilités à ratifier les dépenses et l’allocation des ressources. Certains ordres monastiques en ont, par exemple les Jésuites (qui ne sont pas strictement un « ordre »), mais c’est l’exception. Faute d’une surveillance importante dans une organisation d’extension universelle, comment se fait-il qu’on ne connaisse finalement que très peu de cas de captation privée des fonds issus des donations et autres revenus de l’Église ? La raison, selon les deux auteurs, est – pour parler leur langage – que les « contrats » de nomination du clergé catholique imposent les vœux de célibat et de pauvreté. De fait, les prêtres catholiques ont un train de vie très modeste. S’ils avaient une famille à nourrir, et les souhaits pressants de la femme et des enfants d’avoir une vie confortable, la tentation serait plus grande. C’est précisément la raison qu’invoquaient les évêques réunis au concile de Latran en 1139 pour imposer le célibat : le risque était trop grand dans une aussi vaste organisation, riche de plus d’un très gros patrimoine, que s’imposent progressivement par la filiation des nominations de prêtre de père en fils, et des captations larvées de patrimoine.

Ajoutons comme élément de cohésion, une formation des prêtres qui repose essentiellement sur la théologie. Dans le jargon de cette théorie économique, elle est très « spécifique à l’organisation », ce qui lie efficacement le prêtre à son poste, sous la tutelle de sa hiérarchie, sachant en retour que le prêtre bénéficie d’une garantie de poste à vie. Il n’en va pas de même pour le rabbin, l’imam dans sa variante sunnite, et le pasteur protestant. Ce dernier, dont le rôle d’intermédiaire dans la relation entre le fidèle et Dieu est moins importante que dans le dogme catholique, reçoit une formation plus large, qui inclue notamment un volet aide sociale, gestion et prestation de services pour la communauté. Elle offre donc une « employabilité » plus grande à l’extérieur du culte.

Les communautés juives sont un modèle de gouvernance via un contrôle local très fort : le rabbin est embauché par le bureau ou conseil d’administration de la synagogue, formé de laïques. Il est licenciable ad nutum. Dans de nombreuses communautés, il subit un examen de la part des fidèles pour juger de son niveau en talmud. Jusqu’au 18e siècle, il devait exercer un autre métier, médecin, vigneron…, afin que le rabbinat ne soit pas la source principale de revenu et qu’il reste sous le contrôle de la communauté. Il était très mal vu qu’il ne soit pas marié.

Le clergé orthodoxe autorise le mariage, mais sans avoir adopté la gouvernance décentralisée des cultes protestants et juif. Le résultat, visible quand on visite la Grèce, semble suivre la prévision de nos deux économistes : Molière y verrait un clergé « gros et gras, le teint frais », avec un patrimoine immobilier important, y compris à Londres et Paris.

Il y a donc un check and balances à niveau local dans toutes les religions du livre, sauf chez les catholiques, les orthodoxes et peut-être les chiites. En contrepartie, il y a un dogme à peu près unifié dans le catholicisme, alors que l’autonomie des communautés de prière favorise dans d’autres cultes un brouhaha sur le dogme, dont on voit les effets ravageurs chez les sunnites en ce moment, le moindre imam de quartier se sentant empreint de la parole divine.

Si l’abandon du célibat semble une réforme assez probable, qui de plus répond à l’attente de la communauté des catholiques, ses conséquences sur le mode de gouvernance de l’institution sont importantes. La réforme touche plus profondément qu’il n’y paraît.

  1. Simon, Stigler, Coase, Maskin, Ostrom, Williamson, Fama et dernièrement Tirole.
  2. Le premier est prix Nobel, le second a joué un rôle majeur dans l’élaboration de la théorie de l’agence, un cadre de référence désormais pour l’analyse financière.