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Le blog de François Meunier

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La neutralité du net n’est pas un concept rétrograde

Article publié le 17/11/2015

Internet a pris une importance économique et sociale majeure. Les règlementations qui s’y appliquent concernent de façon vitale trois parties : les fournisseurs de contenu (Disney, Youtube, Netflix…), les gestionnaires du réseau (Orange, Free…) qu’on appelle les fournisseurs d’accès internet ou FAI, et bien-sûr les consommateurs que nous sommes. Il est normal, à la veille d’une décision au niveau de l’Union européenne, que le débat s’échauffe, dans une Europe qui a longtemps négligé son importance. Les positions prennent un tour passionnel, autour du mot-étendard : neutralité du net !

La FCC, l’autorité en charge de réguler les télécommunications et Internet aux États-Unis, vient de rendre un arrêt très clair en faveur de cette « neutralité ». Dans un article des Échos du 6 août 2015, Cécile Philippe prend vigoureusement la position inverse : elle écrit que cette neutralité signifie la « nationalisation » du réseau et que ce « concept rétrograde » pénalise le consommateur en freinant les investissements dans la qualité du réseau.

Pour tenter de ramener le débat à des choses simples, on retient l’exemple d’un autre réseau, celui du courrier postal. Comme pour Internet, il est tripartite. Il regroupe le ou désormais les distributeurs qui gèrent le réseau, les expéditeurs de courriers et ceux qui les reçoivent. Dans la plupart des pays, le réseau postal a statut de « service public », dont la conséquence première est la règle du prix unique : il n’en coute pas plus cher d’expédier une lettre au sein d’une grande ville ou au fond de la campagne. Il n’y a pas de discrimination tarifaire entre usagers pour un même service. Ce principe de « neutralité » vaut pour d’autres biens, comme par exemple l’électricité ou le gaz, pourtant des activités désormais hautement concurrentielles entre acteurs privés. C’est celui que la FCC entend faire prévaloir pour le réseau internet et celui que souhaite le Parlement européen.

Au-delà des grands mots, Cécile Philippe fait valoir l’argument des opposants à cette règle du prix unique. La bande passante internet est une ressource qui n’est pas extensible à l’infini et où l’engorgement pénalise l’ensemble des utilisateurs. Il n’est pas efficace qu’un Netflix, gros mangeur de bande passante, évince le petit utilisateur ; ou à l’inverse que la multiplicité des petits internautes abime la qualité des films envoyés. Un film exige rapidité de transmission tandis que d’autres services peuvent attendre quelques millisecondes (un mail). S’agissant d’une ressource rare, la meilleure façon d’allouer la bande passante reste encore un marché libre permettant aux FAI de facturer davantage les prestataires qui veulent disposer d’un accès rapide à leurs clients. La Poste a bien une tarification différente pour une lettre délivrée à J+1 plutôt qu’à J+2.

Cet argument est celui avancé par les FAI. On ne s’étonnera pas que les grands fournisseurs de contenu préfèrent la neutralité. C’est le cas de Google par exemple, à la fois pour s’acheter une conduite – l’internaute moyen n’aime pas trop les monopoles naissants –, et parce que son moteur de recherche et le site Youtube qu’il détient sont universellement utilisés par des petits usagers. Il en tire une rentabilité extrême. L’enjeu pour les FAI, aujourd’hui simples fournisseurs de tuyaux, est de récupérer une partie de la rente de rareté. Dans ce débat féroce, il est de bon lobbying pour chacun des deux camps de mettre en avant le petit usager et, à ce titre, ce sont plutôt les prestataires de contenu qui semblent l’emporter dans la bataille de l’opinion. Mais l’enjeu réel reste la captation de la rente, avec un autre argument utilisé de façon symétrique : à assécher leur rentabilité, les uns (les FAI) disent qu’on pénalise leur investissement dans l’amélioration du réseau, les autres qu’on pénalise l’investissement dans les contenus.

Si les marchés fonctionnaient idéalement, il serait possible de rendre compatible investissement dans les réseaux et investissement dans les contenus, tout cela au profit du consommateur. Certains FAI ou certains contrats de leur part s’adresseraient aux prestataires de contenus gourmands en bande passante ; d’autres aux petits utilisateurs. La meilleure rentabilité des FAI irait accroître l’offre de tuyaux, inciter de nouveaux acteurs à rentrer et donc à terme peser sur les prix pour les consommateurs. La demande accrue de ces derniers stimulerait en retour l’offre de contenus.

Est-ce bien le cas ? Le cœur de la question repose sur la possibilité d’établir une vraie concurrence sur le marché des FAI. Les coûts d’entrée sont très élevés ce qui leur donne une position de monopole dit « naturel » : plus on a de clients, plus on rentabilise le réseau en place, qui est un coût fixe. On parle à leur sujet de « concurrence biface » : les FAI sont les intermédiaires entre les sociétés de média, qui produisent du contenu, et l’utilisateur final, qui le consomme ; donc en rivalité, pour l’établissement de leur marge, avec les uns comme avec les autres. La tentation deviendrait forte pour les FAI de ralentir artificiellement le débit de la « voie lente » pour accroître la demande pour la « voie rapide ». La liberté tarifaire reviendrait à leur permettre de capter une part exorbitante de la marge.

Le débat est donc complexe. La FCC et la majorité des économistes pensent qu’il est encore préférable aujourd’hui de conserver la règle du service public, dont il faut observer qu’elle n’a pas empêché à ce jour un investissement massif dans les réseaux. M. Drahi (SFR-Numéricable) semble de cet avis, lui qui y investit très lourdement. C’est ce que vont décider très vite les autorités européennes, en écoutant on l’espère l’organe démocratique qu’est le Parlement.

Cette tribune est parue dans Les Echos du 9.9.15.